Mardi 31 juillet 2018
Décidément, l'Asie est en vogue en cette saison estivale. Le musée Guimet nous conduit une fois de plus en Asie pour découvrir l'histoire du monde à travers les cartes. L'exposition « Le Monde vu d'Asie au fil des cartes » retrace en effet l'histoire du monde d'une autre manière en ne nous concentrant plus uniquement sur la géographie mais en nous projetant à travers le prisme de l'Asie (et non plus celui de l'Europe!). Et cette exposition riche en bijoux iconographiques de révéler toute la beauté d'un monde d'échanges et de relations. Le visiteur y découvre des chefs-d'oeuvre cartographiques et iconographiques célèbres ou méconnus témoignant des échanges féconds qui eurent lieu entre les différentes régions asiatiques, mais également entre l'Asie et le reste du monde. Topographies, paysages et objets exceptionnels s'offrent ainsi aux yeux du public : peintures, gravures,, manuscrits, grès et porcelaines, laques et ivoires, et même une rare sphère armillaire japonaise (en photo ci-dessous) apportent des informations sur le processus de mondialisation qui eut lieu entre le 15è et le 20è siècle.
A la fois esthétique et spirituelle, cette cartographie asiatique remonte au 15è siècle, du moins pour les plus anciennes cartes qui sont ici présentées, et constitue une œuvre à part entière, dans la mesure où l'on utilisa de savantes techniques asiatiques de peinture, de dessin ou de calligraphie pour les concevoir. L'Asie inspira l'Europe et vice-versa :les grandes découvertes européennes amenèrent avec elles de nouvelles connaissances et de nouvelles cartographie en Europe, mais l'Asie sut aussi s'inspirer du vieux continent. Et les échanges interculturels d'apparaitre beaucoup plus anciens qu'on l'imagine.
Enfant, qui n'a pas ingurgité les cartes de notre propre pays, avec ses réseaux hydrographiques, ses productions agricoles et ses reliefs ? Qu'elles étaient belles ces cartes accrochées au tableau noir, étranges schématisations d'une nation. Que dire de ces cartes asiatiques portant des noms d'autres langues que la nôtre et apportant au fil des ans les détails d'un continent comme par exemple la Chine, dont la représentation nous apparut au gré des trouvailles, des rouleaux déroulés et des cartes dépliées. Avec les découvertes européennes, la forme de ce pays se transforma et le sous-continent indien de surgir et de prendre forme à son tour. Puis, une codification géographique nouvelle gagnera les cartes asiatiques. Quant au territoire, le musée Guimet et ses riches collections nous offre une approche du paysage à vol d'oiseau, une autre façon d'appréhender l'espace.
Véritable concentré d'art et de technique, la carte constitue à elle seule une invitation au voyage et à une connaissance plus approfondie d'un territoire. L'exposition « Le Monde vu d'Asie au fil des cartes » nous plonge ainsi dans la pensée, le savoir-faire et l'histoire de la carte asiatique en ne présentant que des exemplaires produits localement pour faire la part belle au monde vu d'Asie. Cet univers cartographié nous dévoile des territoires en constante évolution et des échanges spirituels, culturels et commerciaux à travers tout ce continent. On découvre de carte en carte une présentation inédite de cette Asie-monde sous la forme de jalons artistiques, un parcours qui nous accompagne du gigantesque Himalaya aux confins occidentaux sur un millénaire d'explorations et de pérégrinations.
Le centre du monde existe t-il ? Cela est discutable et est une question de point de vue. L'Europe a toujours été fascinée par l'Orient et l'Asie orientale par l'Occident. Pour la Chrétienté, le centre unique de l'Ancien Monde était Jérusalem, ce que soulignent d'ailleurs les cartes médiévales alors que les mappemondes du monde islamique avaient pour centre La Mecque. Il en va différemment en Asie : dans les cosmographies hindoue, jaïn, bouddhiste, entre autres, qu'elles soient thaïe, birmane, cambodgienne ou japonaise par exemple, c'est l'Himalaya qui fait office de centre du monde. Et ces représentations cosmographiques de dessiner un univers religieux ordonné par la séparation entre le monde des humains et celui des dieux et des démons. L'axe du monde prend alors la forme d'un mont, d'une chaine de montagnes ou d'un lac, comme le mont Meru où séjournent les dieux, le lac Anavatapta, lieu de naissance mythique de Bouddha et source des quatre grands fleuves d'Asie. On peut donc considérer que ce berceau du bouddhisme devient le centre de l'Asie pour les cartographies chinoise et japonaise.
L'architecture et la direction des lieux saints, mais aussi leur inscription dans l'espace, transcrivent une vision cosmologique. Ainsi certains grands temples bouddhistes comme Borobudur à Java (Indonésie), Angkor Vat à Siem Reap (Cambodge) ou Samye à Dranang (Tibet) représentent des mandalas en trois dimensions. De même, les religions asiatiques privilégient les montagnes pour y édifier leurs sanctuaires, se conformant ainsi à l'image du bouddhisme. Cette masse de relief impose en effet l'idée de stabilité et de grandeur tout en protégeant les fidèles. Et cette éminence, vue de loin, de contraindre les hommes à lever les yeux vers le ciel. C'est ainsi que chaque année, des centaines de milliers de Japonais participent aux cérémonies religieuses dans les sanctuaires shinto se trouvant au pied du mont Fuji qu'ils gravissent ensuite pour honorer la déesse Sengen-sama et prévenir l'éruption du volcan. Les bouddhistes effectuent aussi cette ascension qui est considérée comme une métaphore du chemin vers l'éveil.
Empires, capitales et provinces sont autant de cartes à l'échelle du pouvoir : le palais impérial chinois (appelé « Cité pourpre interdite »), édifié au cœur de Pékin par l'empereur Yongle au début du 15è siècle, est situé au centre d'un plan gigogne du palais et de la ville, orienté d'après des préconisations cosmologiques, de sorte que le Fils du Ciel soit assis face au sud. Au Palais d'Eté, tout proche de la capitale, les souverains Qing conçoivent un véritable microcosme où les régions de l'Empire, mais également des Trianons d'architecture européenne sont représentés par des pavillons et des jardins. Au Japon, plus particulièrement à Kyoto, on se conforme aux principes du fengshui, cet art d'agencer l'habitat en fonction des flux (d'eau et de vent) pour obtenir un équilibre des forces et une bonne circulation d'énergie. Une manière d'adopter des références impériales chinoises comme, par exemple, le modèle urbain de l'antique capitale, Xi'an, qui se répand en Asie orientale. Cette mise en scène du pouvoir ne se limite pas aux capitales, et les souverains s'appliquent eux aussi à marquer de leur empreinte la cartographie des provinces, selon un découpage parfois très ancien. Et les cartes de la Chine, l'Empire du Milieu, de traduire l'évolution des frontières de provinces tout en portant mention des capitales, préfectures, districts, garnisons et même, de temps à autre, chefferies de minorités ethniques.
Dès le 18è siècle, la cartographie urbaine se démocratise et n'est plus l'apanage des princes. Au Japon, on voit les plans des villes se multiplier à destination de la classe moyenne nippone afin d'énumérer de nombreuses informations plutôt que d'offrir une représentation topographique détaillée. Ainsi, les plans de Tokyo mettent-ils en valeur l'ensemble des temples bouddhistes et les résidences des 240 daïmio (seigneurs féodaux) pour asseoir la religion et la légitimité du système politique japonais. Et la cartographie de raconter la ville, au travers de la description de la structure sociale et politique d'Edo (Tokyo). En Chine, les villes de province, entourées de murailles, sont structurées par des temples et des palais, ou au cœur de leur voisinage fluvial ou maritime. Ces cités rassemblent artisans, commerçants, riches seigneurs ou mandarins. Et les géomanciens, équipés de leur boussole géomantique (luopan), d'arpenter les lieux afin de capter au mieux les énergies, souvent entre souffle bienfaisant (le Dragon Bleu) à l'Est et souffle malfaisant (le Tigre Blanc) à l'Ouest. Le pouvoir impérial affiche sa capacité à aménager le territoire et trace une abondante cartographie, comme celle du fleuve Jaune, laquelle illustre la politique impériale face aux crues désastreuses. Au Japon, la plus fameuse des voies majeures reste le Tokaido, d'Edo à Kyoto et ses 53 étapes, route qui inspira de nombreuses œuvres artistiques.
Cartographier un territoire, c'est d'abord le mesurer. Et une bonne reproduction de carte ne peut se faire que d'après une bonne connaissance du terrain. Le cartographe est donc avant tout un marcheur, un savant qui retient du panorama les éléments essentiels qui feront demain l'admiration de tout un peuple. Paravents, rouleaux peints et vases mettent en exergue la beauté du paysage pour sacraliser l'endroit. Au centre de ces scènes, l'empereur, représenté en voyageur conquérant, symbolise souvent l'Etat. Et la cartographie de devenir une science de l'affirmation du pouvoir impérial chinois au 18è siècle, en se transformant en outil de communication politique.
Le développement de la cartographie accompagne souvent l'expansion des royaumes et des empires. Comme les monuments et les peintures, les cartes impériales traduisent un programme politique comme, par exemple, à l'image de la « Carte géographique complète de l'empire Qing unifié et éternel », chef-d'oeuvre de la cartographie chinoise reproduite sur un rouleau et un éventail. Au 19è siècle, le royaume de Corée s'inscrit également dans ce processus de construction d'une identité à travers la cartographie. Et au Japon, c'est l'Europe qui impose sa pensée avec les cartes du territoire national dès la fin du 18è siècle, en introduisant pour la première fois l'usage de la grille des latitudes et des longitudes.
Bien que Christophe Colomb, Magellan, Vasco de Gama, ou Jacques Cartier aient été porté au pinacle des grandes découvertes depuis le 15è siècle, des recherches récentes mettent à jour le rôle certes plus modeste des voyageurs, commerçants et savants asiatiques dans l'élargissement du monde dès le 13è siècle, avec, entre autres, la contribution du monde islamique, le rôle des navigateurs javanais, gujaratis et chinois dans l'Océan Indien, et des Mongols aux 13è et 14è siècles dans l'unification éphémère de l'espace immense entre la Chine et la Mer Noire. N'oublions pas non plus les grandes expéditions de Zhang Qian qui ouvrit la Route de la Soie, et de Zheng He, musulman chinois qui sillonna l'Océan Indien.
De son côté, le monde islamique apportera sa contribution grâce par exemple au géographe al-Idrissi qui réalise une série de cartes servant à constituer la future mappemonde. Nous sommes alors au 12è siècle et l'astronomie fait évoluer les premières cartes de constellations.
A partir du 16è siècle, l'horizon de l’Asie va s'ouvrir et les cartes sont de plus en plus influencées par les modes européens de représentation. Les premières mappemondes chinoises sont l'oeuvre des missionnaires jésuites Matteo Ricci et Ferdinand Verbiest, qui coopèrent avec les mandarins et transmettent les savoirs de la cartographie européenne aux élites impériales. Ainsi placée pour la première fois au centre du monde, l'Asie apparait sous un autre jour. L'impression dégagée par les étrangers parcourant l'immense continent contribue à un nouveau regard, celui de ces caravaniers d'Asie centrale qui déchargent leurs marchandises à Chang'an, la capitale des Tang sous le regard des Européens qui débarquent de leurs navires à partir du 18è siècle. L'arrivée des Portugais au Japon, et le développement d'un art « nanban » ou « des barbares du Sud » au 17è siècle aident à véhiculer les représentations d'Européens sur place. Leur image est par la suite abondamment reproduite sur des porcelaines destinées à l'exportation vers l'Europe, par la Chine ou le Japon. On y voit même parfois des Occidentaux aux yeux bridés.
Ces Occidentaux arrivent en Asie plusieurs siècles après qu'aient été établis les premiers contacts commerciaux entre l'Extrême-Orient et l'Orient islamique. Et la représentation occidentale de se bâtir à travers la mise en scène de modèles réduits de l'Europe, notamment sous la forme de cartes. Ces Européens qui affluent du Portugal, de Hollande, d'Angleterre ou de France sont alors missionnaires, marchands, ou diplomates dans l'iconographie asiatique. Ces étrangers participent activement aux échanges commerciaux régionaux et aux conflits locaux. Cette présence occidentale est parfois matérialisée sur des cartes comme celle illustrée par les Hollandais installés à Batavia, future Jakarta. Présence qui s'accentue au 19è siècle en étendant son emprise territoriale sous la forme de concessions en Chine et au Japon, de protectorats en Asie du Sud-Est continentale ou de colonies dans le sous-continent indien et en Insulinde. Cette nouvelle phase d'occupation européenne transparait immédiatement dans les cartographies et les oeuvres d'art asiatiques. Au 19è siècle, les cartes coloniales élaborées en Asie mobiliseront ainsi savoirs locaux et informateurs autochtones, autant d'acteurs incontournables sur le terrain. L'école de Yokohama (Japon) est par exemple à l'origine des yokohama-e (en photo ci-dessous), estampes conçues dès la fin de 1859 par des artistes inspirés par les relations contemporaines de l'archipel nippon avec l'Occident. On y montre l'arrivée des navires et la vie des communautés exogènes dans le port de Yokohama. Quant aux ukiyo-e, ils reproduisent des représentations fantaisistes de l’Europe.
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