Dimanche 10 mars 2019
Pour refermer cette escapade chilienne, j'ai pensé qu'il serait intéressant de visiter une ancienne oficina, c'est à dire une ancienne usine d'extraction du salpêtre sur notre chemin du retour vers Calama. Nous quittons Antofagasta vers 9h00 et prenons la ruta 5, la première véritable autoroute chilienne sur laquelle je roule depuis le début de mon séjour ici. La vitesse maximale est de 120 km/heure, abaissée à 100 km/heure au niveau des intersections. Le péage reste raisonnable puisque nous nous acquitterons de 1850 pesos seulement (moins de 3€) pour effectuer le trajet Antofagasta-Chacabuco, ou plutôt au niveau de l'ancienne usine à salpêtre de Chacabuco. Je ne me fais pas d'illusion sur l'endroit et m'attend à tomber sur une ville fantôme et déserte, sans aucune présence humaine.
Le désert d'Atacama est l'un des endroits les plus arides de notre planète et très rares sont les êtres vivants qui ont réussi à s'adapter à cet endroit car rien n'y vit en dehors des oasis. Depuis la moitié du 19è siècle, bien des gens s'y sont fixés, attirés par la convoitise du salpêtre, ce fameux « or blanc » du Chili. Cette matière première naturelle, essentielle pour la production d'engrais et de poudre, représentera ainsi pour le Chili la pièce maitresse de son économie un siècle durant. Et le salpêtre d'enrichir financièrement ce pays tout en enrichissant à bon escient les terres des différents pays d'Europe, d'Asie, d’Afrique et d’Amérique en les fertilisant et en augmentant la production agricole des surfaces cultivées. La substance installera ainsi le Chili dans l'ère de l'industrialisation.
Face à la forte demande qui s'exprima rapidement, ce furent plus de 130 exploitations de salpêtre qui virent le jour en plein milieu du désert d'Atacama, avec l'installation d'oasis artificiels disposant de toute l'infrastructure nécessaire pour vivre sur place. Des villages complets sortiront de terre, occupés par les « pampinos » (habitants du désert) qui développeront un nouvel art de vivre dans ce milieu hostile. De nombreux étrangers feront également le voyage pour tenter l'aventure. Les Argentins, les Anglais, les Boliviens et les Péruviens seront les mieux représentés après bien sûr les Chiliens, majoritaires, tandis que d'autres ressortissants (Allemands, Autrichiens, Chinois, Ecossais, Espagnols, Français, Italiens, Américains, Portugais...) débarqueront aussi au Chili pour tenter leur chance.
L'avènement de l'exploitation de « l'or blanc » provoquera des retentissements nationaux et mondiaux, et ne sera pas étranger aux conflits de 1879 et 1883 (Guerre du Pacifique) qui impliquèrent le Chili avec le Pérou et la Bolivie. Au final, le peuple chilien aura dépassé ses peurs et gagné les nouveaux territoires de Tarapaca et d'Antofagasta. Sur le terrain, le paysan devint lui-même ouvrier, cassant ainsi la petite structure de l'aristocratie paysanne. De leur côté, les ouvriers devront aussi faire face à certains comportement inhumains de la part des chefs d'entreprises (pour la plupart étrangers). Et des syndicats de travailleurs, suivi de la Fédération des Travailleurs du Chili, de voir le jour en réaction à ces mauvais traitements. Vers la fin du 19è siècle naitra le Parti Démocrate , puis le Parti Ouvrier Socialiste, bientôt soutenu par le Parti Communiste. Tous ces organismes et partis politiques n'auront alors qu'une obsession : traiter le problème social apparu depuis l'exploitation du salpêtre. Il suffit de parcourir comme je le ferai les rues désertes de la Oficina de Chacabuco pour imaginer quelles furent les angoisses, les douleurs et les souffrances de ces hommes et femmes qui reposent aujourd'hui dans les centaines de cimetières improvisés du désert.
Que penser alors de de ce salpêtre qui fera la fortune des uns mais le malheur de tant d'autres ? Les pampinos auront-ils seulement pris conscience des changements et des transformations induits par ce minerai dans ce désert d'Atacama ? Tous ces bouleversements pour finalement aboutir, moins d'un siècle plus tard, à l'invention du nitrate synthétique par les Allemands durant la Première guerre mondiale ? Et voir les anciens oasis socio-culturels s'être transformés en villages fantômes, comme celui de Chacabuco, ne peut laisser indifférent.
L'exploitation de Chacabuco est située dans le « Canton Salitrero Central » (périmètre central du salpêtre), ou « Canton Bolivien », à 100 km d'Antofagasta, le long de la ligne de chemin de fer d'Antofagasta à la Bolivie. Cette oficina sera le plus important complexe d'extraction du salpêtre à utiliser le système productif Shanks et ses machines produiront entre 8 et 10 tonnes de salpêtre chaque mois. La matière première partait ensuite pour les ports d'Antofagasta et de Mejillones d'où elle était exportée dans le monde entier. Progressivement, les ouvriers des autres gisements voisins (José Saints Ossa, Agustin Edwards, Aurelia, Carmela, Ausonia et Puelma) vinrent travailler à Chacabuco, ce qui permit d'extraire un minerai de choix. Et la oficina de bientôt être dirigée par la Lautaro Nitrate Co.Ltd (Antofagasta). L'exploitation, qui verra le jour dans les années 1922-24 connaitra les affres du pays avec des crises politiques et la dissolution du Parlement qui aboutira au départ du président chilien Arturo Alessandri Palma, suite à un décret militaire de 1924. Le salpêtre, lui aussi, connaitra la crise, d'abord avec la concurrence de sa copie synthétique allemande, puis à travers les crises économiques successives et les guerres que le monde a connues durant la première moitié du 20è siècle. De 60000 travailleurs, l'industrie du salpêtre passera bientôt à 30000. Malgré ce contexte difficile, la société anglaise Lautaro Nitrate construira la Oficina de Chacabuco et en fera un exemple de modernité pour l'époque, avec ses installations auto-suffisantes qui permettaient à 5000 personnes de vivre décemment : hôpital, théâtre (ci-dessous), église, hôtel, école, épicerie, marché, gymnase, piscine, terrain de football et square (deuxième photo) faisaient partie des nombreux équipements disponibles. La structure formait une ville close avec les cours des maisons tournées vers l'extérieur.
Peu à peu, la Ofiina de Chacabuco sera rattrapée par la technologie et devra cesser de fonctionner en 1938. Entre temps, le nouveau procédé Guggenheim, plus rentable, avait été expérimenté avec succès sur le site de Maria Elena. La Grande Dépression de 1929 mettra définitivement l'entreprise en difficulté. Suite à une tentative manquée de redémarrage de l'exploitation en 1945, la Oficina de Chacabucu sera démantelée et ses propriétaires la vendront à la Société Chimique et Minière du Chili en 1968. En 1971, l'endroit sera classé comme monument national pour préserver cet immense témoignage vivant. Le 11 septembre 1973, le coup d'Etat militaire eut lieu au Chili, à la suite duquel les Forces Armées allaient utiliser l'endroit pour y détenir des prisonniers politiques jusqu'en novembre 1974. Et 15OO hommes de toutes classes sociales d'avoir redonné vie à l'exploitation durant cette période transitoire. Désormais, et depuis 1990, Chacabuco est devenue la propriété du Ministère des Biens Nationaux et c'est l'Association du Musée du Salpêtre de Chacabuco qui est chargée de gérer l'ensemble, depuis 2003.
La oficina que Jean-Sébastien et moi nous apprêtons à découvrir est composée de quatre parties : le quartier des ouvriers, le camp des prisonniers politiques, le quartier des employées et des administrateurs, et la zone industrielle. Le quartier des travailleurs couvre une grande partie du site avec ses 706 logements et ses 326 chambres, de quoi offrir une certaine qualité de vie à la famille « pampina ». La place (ci-dessous) que nous traversons constituait un lieu de rencontre incontournable où les gens se rassemblaient pour discuter assis à l'abri du soleil. Le kiosque servait parfois de tribune aux hommes politiques en période électorale et l'orchestre y jouait en fin de semaine. Trois vieux arbres y sont sculptés, qui représentent des formes bibliques gravées par les prisonniers politiques en 1974 . En face, l'école (disparue depuis) se divisait en deux sections, une pour les filles et une autre pour les garçons. 324 enfants y étaient inscrits en 1931. On y comptait dix classes, et sept professeurs chargés de l'enseignement primaire. Une autre école était réservée aux enfants des employés en charge de l'administration de l'entreprise.
Non loin de là se dresse encore Le Club et le Théâtre (ci-dessous) : Le Club était un endroit de détente qui pouvait accueillir plus de 200 personnes pour jouer au billard, au ping-pong ou pour danser. Le théâtre, lui, offrait aussi une bibliothèque. Il occupait une surface de 750 m2 sur trois étages avec une belle salle de représentations théâtrales ou pour la projection de films. Mille personnes pouvant y entrer en même temps et la scène accueillait même occasionnellement un ring de boxe pour des combats organisés entre sportifs débutants et confirmés. La terrasse était quant à elle utilisée comme salle de lecture. Aujourd'hui, il existe un petit musée situé au troisième étage, consacré à l'histoire de l'industrie du salpêtre.
La direction de la mine de salpêtre était installée dans une administration spécifique, donnant sur la place. L 'administrateur était le fonctionnaire le plus élevé et le poste le plus convoité restait à l'époque celui du Service Social qui s'occupait de tout ce qui concernait l'amélioration des conditions de vie des habitants (lois sociales, enregistrement civil, courrier et télégraphe, police intérieure, gendarmes, service incendies, service religieux, santé et hygiène, accidents du travail, plaintes, cinéma, embauches, instruction primaire, bibliothèque et cours du soir pour les travailleurs). Dans un bâtiment voisin, se trouvait l'épicerie-bazar avec sa boulangerie : ce magasin était dédié à la vente d'articles de consommation courante, mais il disposait également d'un débit de boissons, d'une boucherie, d'un vendeur de charbon et d'un magasin de tissus. La plus grande partie du salaire des travailleurs était d'ailleurs dépensée dans cette épicerie-bazar.
L'oficina de Chacabuco possédait aussi un hôtel (aujourd'hui disparu) pour héberger les visiteurs extérieurs. Celui-ci proposait des repas à ses hôtes et même une salle à manger pour...célibataires ! L'église catholique (deuxième photo) se tenait pour sa part un peu à l'écart de la place et était ouverte à toutes les confessions (les propriétaires de Chacabuco étaient protestants). Il s'agissait d'une construction austère de forme rectangulaire. Un marché rassemblait non loin de là les vendeurs, à l'intérieur d'un bâtiment central. Quant aux logements, il étaient de deux types : ceux pour les célibataires, aussi appelés « buque » offraient une pièce unique pouvant abriter plusieurs célibataires. Ces derniers prenaient leurs repas au « Rancho » (le restaurant de l'hôtel) et le jour de la paye, il arrivait que des chambres soient louées à des prostituées pour divertir les hommes. Les travailleurs mariés, eux, disposaient de logements de une à six chambres avec cuisine et cour. Equipés de l'électricité, ces logements n'avaient pas l'eau potable et on ramenait le précieux liquide depuis des cuves réparties dans différentes rues. Des bains publics accueillaient les ouvriers et leurs familles. L'endroit était équipé de douches et de toilettes (57 salles de bain au total) séparées pour les femmes et les hommes. Le quartier des travailleurs offrait enfin les services d'une blanchisserie et d'un gymnase.
La Camp des prisonniers politiques exista sur le site de septembre 1973 à novembre 1974. Il détiendra jusqu'à 1200 hommes de différentes régions du Chili et de toutes les classes sociales, de tous les âges, de toutes les professions et de tous les métiers. Ce camp était situé dans la partie nord et nord-ouest de Chacabuco.
Le quartier des employés et des administrateurs abritait les maisons destinées aux employés de la hiérarchie (administrateur, co-administrateurs, ingénieurs, médecins, responsables de terrain d'extraction, d'entrepôt et de traitements chimiques). L'employé disposait ainsi d'un logement de trois ou quatre pièces, avec cour, cuisine et sanitaires. Un hôpital et une maternité prenaient soin des occupants du site : doté de trente lits, l'hôpital était aussi équipé d'une salle de radiologie, d'un laboratoire, d'une salle de consultation, de deux salles de soins, d'une salle d'opérations, d'une salle de stérilisation, d'un cabinet dentaire et de cinq toilettes. La maternité offrait 20 lits. On trouvait sur place une salle pour les patients contagieux mais aussi deux médecins, deux assistants, un pharmacien, une sage-femme et deux aides soignants officiant sur le site. Dans ce même quartier se trouvaient les garages (avec atelier et fosse), la maison du cadre (située sur la place, elle était vaste et spacieuse), l'Administration (le plus imposant bâtiment de Chacabuco, la demeure de l'Inspecteur général (la demeure la plus luxueuse de la petite ville) et la maison du Directeur (entièrement en bois et bâtie dans le style des colonies britanniques).
La Zone industrielle, elle, rassemblait les différentes étapes du traitement du salpêtre : élaboration du salpêtre à l'aide du procédé « Shanks », dissolution du minerai dans de l'eau à haute température, récupération de la laitance (contenant le sel de nitrate) et de l'iode (sous-produit du processus). Pêle-mêle, ce quartier rassemblait cuves de stockage, concasseurs, décanteurs, plateaux de cristallisation, terrils, une cheminée de 35 mètres permettant d'évacuer les gaz (ci-dessous), une chaudière, un poste de production électrique, une aire de séchage et un atelier (qui fabriquait différents types de machines ou réparait les équipements en panne). Une menuiserie, une forge et une fonderie complétaient l'installation.
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