Mercredi 13 mai 2020
Connaissez-vous l'Espace Reine de Saba ? Situé à Paris (19è), ce musée indépendant et espace culturel propose au public une mine d'informations et de nombreux évènements pour qui s'intéresse à des pays comme le Yémen, l'Ethiopie, Oman, la Mer rouge ou plus généralement cette partie du monde. Les expositions présentées sont très soignées et extrêmement documentées. L'une d'entre elles, « Explorateurs et Missionnaires portugais au 16ème/17ème siècles – Asie, Mer rouge, Ethiopie » a retenu toute mon attention.
En 1453, les Turcs s'établissent à Constantinople, à un moment où l'Islam reprend l'offensive en Méditerranée. L'Occident découvre des produits ramenés des Indes et d'Orient et Venise, l'opulente, dispose encore de l'argent nécessaire pour lancer des expéditions maritimes à la fois longues et lointaines, qui sont ,non seulement, à but lucratif mais permettent également de rapporter aux autorités vénitiennes de précieuses informations sur les routes disponibles pour se rendre en Asie. Deux routes sont déjà connues à cette époque : Ormuz et le golfe Persique d'une part et la Mer rouge et Aden d'autre part. Deux axes maritimes essentiels à ce nouveau commerce des épices, des étoffes rares, des pierres et des métaux précieux, dont les cargaisons transportées dans les flancs des navires, acheminées puis débarquées une fois les bateaux arrivés à leur port de destination sont ensuite revendues à prix d'or dans toute l'Europe.Non loin de là, à Florence (Italie), la Renaissance bat son plein, et la curiosité et la soif de connaissances qui en ressortent incitent certains à partir explorer de nouveaux horizons comme l'Asie lointaine et ses fabuleuses richesses, ou l'Inde (1497) avec Vasco de Gama mais aussi l'Amérique (en octobre 1492) avec Christophe Colomb (qui se crut arrivé aux Indes).
C'est à cette époque qu'un petit pays du sud de l'Europe allait apparaître sur le devant de la scène : peuplé d'un peu plus d'un million d'habitants qui souffraient à la fois de pauvreté et de famines récurrentes, le Portugal, dont le roi n'avait réussi qu'à écouler du sel à Bruges, seule richesse locale dont disposait alors cette nation, hormis des singes et des perroquets venus d'Afrique, allait chercher son salut vers l'océan Atlantique. Puisque les forts courants contraires de Gibraltar empêchaient les bateaux lusitaniens d'accéder à la Méditerranée, les Portugais construiront des navires conçus pour la haute mer et partiront pour les Indes, puis l'Asie, en longeant l'Afrique, jusqu'au Cap de Bonne Espérance, puis en remontant les côtes africaines de l'océan indien. Et cette troisième route de prendre à revers Espagnols et musulmans. Certes, cette nouvelle route bien plus longue nécessitait plus de deux années de voyage et était truffée d'obstacles (brumes du départ, récifs, tribus imprévisibles, bonaces tropicales (épisodes de totale accalmie en mer entre deux périodes de mauvais temps) et tempêtes au large du Cap de Bonne Espérance....sans parler des soi-disant monstres marins qui peuplaient les mers.
Bref, au bout de quelques années, cette croisade maritime portugaise avait non seulement réussi à évincer les Arabes de l'océan indien et des côtes est-africaines mais aussi à maitriser complètement les 15000 kilomètres de côtes, de l'Afrique jusqu'à Malacca. Et d'écouler leurs cargaisons auprès des Vénitiens, s'affirmant ainsi comme les nouveaux commerçants du monde.
Cette réussite couronnait plusieurs décennies d'un travail acharné, préalablement initié par Henri le Navigateur, alors maître de l'Ordre du Christ. Sous sa tutelle, savants et experts s'étaient retranchés dans sa forteresse qui faisait également office de bibliothèque et de laboratoire, pour étudier avec soin les portulans (livres, cartes ou autres documents) collectés lors des voyages par des émissaires le long des côtes d'Afrique du Nord. A cette époque, point de GPS mais le « bâton de Jacob », une arbalestrille (ou arbalète), sorte d'instrument alors utilisé pour mesurer les angles en astronomie et donc naviguer. On faisait aussi usage de l'astrolabe (connu depuis l'Antiquité, mais perfectionné plus tard par les Arabes) et de la boussole.
Pour mener à bien de si longues traversées, le Portugal dut concevoir des navires adaptés : les premières caravelles à voiles latines auraient très bien pu effectuer ce genre de traversée mais n'auraient pas été en mesure de rapporter les imposantes cargaisons si rémunératrices du voyage retour. On dut donc tout inventer, depuis les chantiers navals, les ports consolidés répartis sur tout le trajet, depuis Lisbonne jusqu'à Macao, de solides contrats, à la fois combattre les Turcs et les Egyptiens, mener l'expédition jusqu'à Suez, occuper temporairement Aden, remporter la victoire à Diu, soutenir franchement et durablement l'Abyssinie chrétienne du prêtre Jean encerclée par des hordes musulmanes, combattre le prosélytisme et même...la mouche tsé-tsé. Le petit royaume portugais mènera à bien l'essentiel, mais ne pourra en revanche éviter les jalousies et intrigues, l'infâme Inquisition et l'entrée en piste de la France, de l'Angleterre et des Pays-Bas.
Le Portugal débarquera ainsi aux Indes le 20 mai 1498, lorsque Vasco de Gama posera pour la première fois le pied à Calicut (actuelle Kozhikode). Située dans l'Etat du Kerala, la cité, alors dirigée par la dynastie des Zamorins, abrite le plus important port de la côte de Malabar où Arabes et Chinois échangent chacun leurs marchandises avant de repartir avec la production locale. Vasco de Gama obtiendra les mêmes droits de commerce que les Arabes, ce qui ne manquera pas de créer des tensions telles que l'amiral portugais De Almeida sera contraint de défaire la flotte de 200 navires de Zamorin un certain 15 mars 1506, avec simplement onze vaisseaux armés de 1500 soldats. Et la bataille de Cannanore de faire rage le lendemain, bataille à l'issue de laquelle la suprématie portugaise sera définitivement acquise sur les côtes indiennes. Fort de ce succès, l'amiral portugais Afonso de Albuquerque vaincra les sultans du Bijapur (Etat du Karnataka) en 1510 puis placera Timayya, un souverain local, à la tête d'une colonie portugaise permanente que l'on nommera bien plus tard le « Vieux Goa ». Quant aux provinces du sud, également connues sous le nom de Goa, elles deviendront le quartier général de l'Inde portugaise et le siège du vice-roi gouvernant les possessions portugaises en Asie.
Dans l'Etat indien du Gujarat, les Portugais acquièrent également de nouveaux territoires des Sultans, don Daman, Salsette, Bombay, Diu et Bacaim. Autant de conquêtes qui rejoignent aussitôt les provinces de l'Inde portugaise qui s'enfonce déjà sur une centaine de kilomètres à l'intérieur des terres. C'est depuis Bacaim, une cité-forteresse, que les explorateurs décideront de diriger les opérations. En revanche, Bombay sera cédée aux Anglais en 1661 en guise de dot de la princesse portugaise Catherine de Bragance qui épousera Charles II d'Angleterre.
Mais peu à peu, cette Inde portugaise perdra de sa superbe : la plupart des provinces du Nord sera reprise en 1739 par les Marâthas, le clan indien d'avenir, pour reconquérir et réunifier une partie de l'Inde aux 17è et 18è siècles. Et dès 1860 , les possessions portugaises en Inde subiront de plein fouet la crise du jute et du textile, au moment où la présence anglaise étendra son contrôle jusqu'à remporter définitivement la partie face à une Inde portugaise déclinante.
A la différence des comptoirs français, les Britanniques permettaient aux Portugais de déployer leurs troupes armées dans leurs colonies indiennes. Et l'on put observer ainsi des navires de guerre mouiller à Goa et à Nova Goa, et bien davantage encore dans les ports de l'Angola et du Mozambique. Les militaires portugais bénéficieront aussi d'autorisations de passage pour traverser les enclaves de Dadra et de Nagar Haveli sans encombres. Mais, comme chacun sait, il n'y a pas de complaisance britannique dénuée d'intérêt et le Portugal en fera bientôt les frais, en faisant face à une prise en étau progressive: à partir de 1870, l'économie des territoires portugais sera largement contrôlée par l'Inde britannique. Dès lors, la chute s’amorcera avec, en 1921, l'octroi d'un statut de zone franche pour les territoires portugais en Inde, un statut qui attirera les investisseurs américains dont certains se livreront au transit d'alcool de contrebande par le port de Nova Goa. 1947, année de l'Indépendance indienne, retirera ces derniers avantages aux Portugais, lesquels désormais encerclés par des Indiens libres, seront lourdement taxés dans leurs échanges commerciaux dans le but de les pousser à quitter le pays. Pourtant, les Portugais ne se laisseront pas faire malgré l'intervention de l'Assemblée générale des Nations Unies en faveur de l'Inde dans les années 1950.
Sur le terrain, la tension montera, en 1954, à la suite de l'intervention d'un groupe d'indépendantistes indiens, les « Bands of Indian Irregulars », qui provoquera le soulèvement des enclaves portugaises de Dadra et Nagar Haveli. Enclaves qui finiront par être annexées en août 1961. Suivra, en décembre de cette même année, l'opération Vijay lors de laquelle Goa, Daman et Diu seront à leur tour envahies par les Indiens. Quant aux troupes portugaises, largement inférieures en termes d'effectifs et de matériels, elles devront se résoudre à la défaite à l'issue de durs combats. Il faut dire que ces soldats lusitaniens n'avaient plus la motivation d'antan et redoutaient le pire depuis la victoire du géant indien, aux côtés d'un Etat-major portugais, dont la préoccupation majeure était d'éviter un bain de sang.
Le régime de Salazar, lui, refusera de reconnaître la souveraineté indienne sur Goa, Daman et Diu, villes qui continuèrent à être représentées à l'Assemblée nationale portugaise jusqu'en 1974. Suivi peu de temps après par la révolution des Oeillets, le nouveau gouvernement démocratique s'efforcera de restaurer les relations diplomatiques avec l'Inde en reconnaissant, entre autres, la souveraineté indienne sur l'Inde portugaise.
L'exposition actuelle aborde ainsi l'exploration portugaise aux 16è et 17è siècles en Asie, en Mer Rouge et en Ethiopie. Elle est le fruit de plus de trente années de travaux, de recherches et d'explorations dans divers sites historiques, menés par José-Marie Bel et Gérard Geist, et qui présentent les multiples conséquences dont les traces sont encore visibles de nos jours.
A l'exception de Renaud de Châtillon, aucune expédition occidentale n'était parvenue à pénétrer en mer Rouge depuis le début de notre et jusqu'au 16è siècle. Chasse gardée des Arabes, celle-ci représentait le seul accès maritime qui leur permettait de contrôler le commerce des épices et du poivre entre l'Inde et l'Europe. Ces denrées étaient alors acheminées par des navires arabes jusqu'à Suez, puis par caravanes jusqu'à Alexandrie. Et ces denrées de tomber dans la puissante escarcelle vénitienne. Faute de pouvoir disputer à Venise sa suprématie commerciale en passant par la Méditerranée, le Portugal réunit en 1485 la « Junta das Mathematicas » (commission des mathématiques) composée d'astronomes et de mathématiciens afin de mettre au point de nouveaux procédés cosmographiques et établir des cartes marines. Àu départ, quelques milliers d'hommes embarqueront à bord de simples caravelles, vivant dans des conditions précaires des mois durant, mais animés d'un esprit d'aventure qui transcendait tout le reste. Ces mêmes aventuriers lusitaniens parviendront à conquérir les fiefs arabes les mieux gardés de l'océan Indien, à bâtir des forteresses dans toutes les escales d'Afrique, d'Oman et du Golfe Persique tout en attaquant Aden, Berbera, Zeyla et l’île de Kamaran. De tous ces voyages, ils rapporteront des quantités d'informations géographiques et hydrographiques sur la mer Rouge dont ils sauront tirer le meilleur au profit de la recherche scientifique.
Ces campagnes maritimes portugaises ne dissuaderont cependant pas les Turcs et leurs alliés d'imposer leur présence dans tous les ports de la mer Rouge et d'imposer peu à peu leur domination. Les vieilles querelles referont bientôt surface, comme celle impliquant l'Islam et le royaume du Prêtre Jean. Et les différents royaumes musulmans de la mer Rouge de se concerter afin de détruire le royaume chrétien éthiopien, maintes fois menacé. Encerclée par une marée musulmane, l'Ethiopie fera appel aux Portugais pour sauver leur foi. Dès 1507 il y aura certes plusieurs échanges d'ambassades qui s'avéreront inefficaces. Il faudra attendre la disparition du roi éthiopien David II pour que son fils ainé, Claude, lui succède et parvienne à alerte les Portugais des Indes en 1540 sur les terribles dangers qui guettaient son royaume. Dès lors, Dom Estevam de Gama, devenu gouverneur des Indes portugaises cette même année, se résoudra à rendre au khalife turc, Soliman Pacha, la monnaie de sa pièce, en détruisant sa flotte de la mer Rouge et en attaquant Suez, principale base navale des escadres turques. Lorsque les navires portugais se présentèrent dans le golfe de Suez ce 23 avril 1541, la flotte turque adressa un tir nourri aux Occidentaux et fit prendre conscience à Dom Estevam de la situation chaotique qui s'annonçait. Et la flotte portugaise de se retirer après avoir copieusement bombardé Suez, en attendant le moment le plus opportun pour appuyer le courageux Négus Claude dans son combat pour sauver l'Ethiopie. Grâce à la volonté et au courage d'une poignée de soldats portugais, l'Ethiopie sera ainsi sauvée des hordes arabes. Le Portugal renforcera son implantation aux Indes, dans le Golfe Persique et sur la côte orientale de l'Afrique, conservant son monopole du commerce des épices que les Turcs lui abandonneront pour mieux garder leur suprématie sur la mer Rouge, et en prenant bien soin de ne pas s'aventurer dans l'océan Indien, contrôlé sans partage par le Portugal jusqu'à la fin du 16è siècle.
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