Mardi 19 mai 2020
Connaissez-vous le Bourbonnais ? Jadis duché de Bourbon, cette ancienne province française correspond en grande partie aujourd'hui au département de l'Allier (03). Province et famille formeront le berceau de la première Maison de Bourbon dès le 10e siècle, avant que le duché ne soit rattaché à la Couronne de France en 1531 et ne devienne le gouvernement, puis une généralité dont Moulins sera le siège. C'est en 1790 que le duché de Bourbonnais sera remplacé par le département de l'Allier où je vous emmène aujourd'hui. Durant des millénaires, rivières et fleuves constituèrent des axes de communication reliant le Bourbonnais et l'Auvergne à l'Atlantique et au nord de la France. Le musée Anne-de-Beaujeu de Moulins propose actuellement, et jusqu'au mois de septembre 2020, l'exposition « A Contre-courant-Mémoire des cours d'eau et canaux ». Explications.
Larguons les amarres et suivons ces hommes et ces femmes qui, des premières pirogues monoxyles aux inexplosibles du 19è siècle parcoururent ces « chemins qui marchent » grâce à des embarcations aussi diverses que la toue, la gabarre ou la sapine...Le département de l'Allier est traversé par trois principaux cours d'eau : la Loire à l'est, l'Allier au centre et le Cher à l'ouest. Ce même département est aussi aménagé de trois canaux : le canal de Berry, le canal latéral à la Loire et celui latéral de Roanne à Digoin. Voilà pour le décor.
L'exposition, elle, nous convie à découvrir l'évolution de la batellerie depuis l'Antiquité jusqu'au 19e siècle, en s'intéressant aux différents types d'embarcations, aux matériaux transportés et aux aménagements techniques liés à l'exploitation des cours d'eau. Par ailleurs, la communauté des mariniers est mise en valeur à travers la présentation d'objets de leur quotidien et d'éléments appartenant à leur patrimoine immatériel (religion, chants, histoires...)
Naturellement situé à la croisée des chemins, le Bourbonnais fut de longue date un territoire d'échanges d'hommes et de marchandises, grâce à son réseau de canaux plus ou moins importants comme la Sioule, la Bouble, l'Aumance ou la Besbre. Pas moins d'une centaine de communes est traversée par l'un de ces axes de circulation, d'où l'essor du transport fluvial des siècles durant dans cette région française. Des vestiges liés à ce transport furent bien retrouvés sur place et datent de la Préhistoire, avec notamment l'utilisation de pirogues néolithiques. Néanmoins, la batellerie, c'est à dire l'activité liée au commerce fluvial, ne se développera qu'à partir du 17e siècle (et surtout 18e siècle), en reliant par exemple le centre du pays aux grands centres urbains de l'époque, à savoir Orléans, Tours, Nantes, via le réseau des canaux Lyon et Paris.
Hommes, marchandises et...idées voyageaient alors « à la descente » (vers la mer) et « à la remontée » (vers l'intérieur des terres). Et les mariniers bourbonnais de contribuer ainsi au développement commercial de la région en transportant toutes sortes de marchandises, depuis le port des Mariniers de Moulins ou du Veurdre: vins de Saint-Pourçain, bois, charbon, pommes, tissus, métaux... sur le voyage aller, et des biens rares ou précieux comme le sel et le sucre venus depuis l'Atlantique. Les bateaux chargeaient jusqu'à vingt-cinq tonnes de marchandises, rejoignaient ensuite la capitale via différents canaux, puis la Seine. Une autre route consistait à se rendre à Nantes, via la Loire. Et compte tenu de la lenteur du temps, les hommes étaient ainsi contraints à passer des mois sur leurs embarcations.
Organisés en véritable corporation depuis le Moyen-Âge, ces mariniers de la Loire et de ses affluents avaient leurs propres traditions : langage, chants, objets du quotidien, ou encore leur propre culte autour de saints protecteurs comme Saint Nicolas. Leurs chants étaient du reste inspirés des chants de Nantes, escale où ces hommes apprenaient les complaintes avant de les adapter.
Au fil du temps, les batelleries de l'Allier et de la Loire se rejoindront jusqu'à se confondre alors que se développe au 19e siècle une marine spécifique liée aux canaux. Les mariniers embarquent bientôt à bord de péniches et traversent des ouvrages d'art impressionnants, témoins des avancées technique de l'époque. Sur le terrain, deux rivières, un fleuve et trois canaux assurent le maillage de part et d'autre du département de l'Allier, ces cours d'eau étant, selon les cas, navigable, sauvage, aménagé ou torrentiel. L'Allier prend naissance à 1485 mètres d'altitude au pied du Moure de la Gardille (Lozère), puis s'étire sur 425 km avant d'atteindre la Loire au Bec d'Allier. Le Cher, lui, prend sa source à 714 mètres d'altitude à Mérinchal (Creuse) et se jette dans la Loire à Villandry (Indre-et-Loire) après avoir parcouru 368 km.
La Loire nait à 1375 mètres d'altitude sur les pentes du mont Gerbier-de-Jonc, dans les monts du Vivarais et parcourt 980 km (ce qui en fait le fleuve le plus long de France) avant d'atteindre l'océan Atlantique.
Le canal de Berry a la particularité de former trois canaux en un seul, avec ses trois branches distinctes qui se rejoignent à Bannegon (Cher) : à l'Ouest de Fontblisse (142 km et 53 écluses), au nord-Est de Fontblisse (49 km et 18 écluses) et au sud de Fontblisse (70 km et 26 écluses). Soit un total de 261 km desservis par 97 écluses, 139 ponts fixes, 65 pont-levis, un pont levant et cinq ponts-canaux, pour ce seul canal de Berry dont la réalisation n'interviendra qu'au 19e siècle (entre 1810 et 1840). Quant au canal latéral à la Loire, il est inauguré en 1838, longe le grand fleuve, relie les villes de Digoin à Briare et se connecte aux canaux du Centre, de Briare et du Nivernais tout en étant alimenté par le canal de Roanne au niveau de Digoin. Et de former la liaison commerciale inter bassin la plus rapide entre Paris et Lyon, avec ses 196 km et ses 36 écluses. Enfin, le canal latéral de Roanne à Digoin longe la Loire sur 55 km, comporte dix écluses et rejoint le canal latéral à la Loire à Chassenard (Allier).
Depuis la Préhistoire, ces cours d'eau sont des voies de communication pour les matériaux et les hommes. Utiles, ils sont également craints, car parfois imprévisibles, d'où leur dangerosité. Des recherches archéologiques ont montré que, dès le Néolithique, des pirogues monoxyles (taillées dans un seul et même morceau de bois) servirent à la navigation fluviale. L'Antiquité offre aussi son lot de vestiges avec la découverte ici et là d'amphores ou de bateaux. Ainsi a t-on retrouvé en Grande-Bretagne, plus précisément à Pudding pan, une épave échouée qui transportait de la vaisselle fabriquée à Lezoux et à Vichy. Cette céramique du centre de la Gaule aurait parcouru la rivière Allier, puis la Loire, avant de traverser la Manche puis rejoindre le marché de la province romaine de Bretagne (Grande-Bretagne). Ces découvertes sont rendues possibles grâce à l'existence de l'archéologie fluviale qui met de temps en temps à jour un nouveau site archéologique (avec les traces des aménagements du cours d'eau concerné, ses équipements et les vestiges de ses activités) et contribue ainsi à enrichir nos connaissances sur la batellerie originelle. Parmi ces vestiges, on relève des restes d'ouvrages liés à la navigation (bateau, port, quai, écluse, digue ou chemin de halage...), à la maitrise des eaux (canal, déchargeoir...), à l'exploitation de la rivière ou à son entretien (moulin, pêcherie, curage...). On découvre enfin des ouvrages de franchissement (ponts, gué...). Et toutes ces techniques de fouilles d'impliquer des interventions subaquatiques à l'intérieur des cours d'eau.
Bien entendu, il n'y a pas de batellerie sans bateaux. L'exposition aborde ce thème tandis que le dictionnaire des bateaux naviguant sur les réseaux fluviaux varie selon les lieux, les fonctions et les époques : on parle ainsi de radeau, bac, gabarre, coche d'eau, automoteur, chaland, péniche, bachot, remorqueur, toue, sapine....Et chaque cours d'eau de porter un grand nombre d'embarcations différentes. Celles des hauts possèdent un faible tirant d'eau, comme le surnapé du haut-Allier ou le monistrot de Haute-Loire. Les zones moyennes supportent quant à elles des bateaux de tonnage supérieur, à l'image des grands chalands de Loire qui remontent le fleuve à l'aide d'une voile gonflée par le vent portant. Enfin, les bateaux d'estuaire portent des charges encore plus importantes. Sur les canaux, le tirant d'eau quasi uniforme et des contraintes techniques de construction d'ouvrages aboutissent à des embarcations plus profondes et moins larges. Ainsi construit-on des bateaux fluviaux à levée, c'est à dire avec un avant formé par un relèvement de leur fond. Cette particularité ayant l'avantage de faciliter les contacts avec les grèves en pente douce de la plupart des ports fluviaux. De même, les bateaux peu larges occupent moins de place sur les canaux et permettent aussi la conception de portes d'écluses moins larges mais plus faciles à manoeuvrer.
Avant toute construction, il revient au charpentier d'établir un devis détaillé décrivant les matériaux utilisés, précisant les dimensions du bateau et ses finitions...devis qui permettra de calculer la juste quantité de bois nécessaire au chantier. On estime ainsi qu'il faut abattre au moins dix grands sapins pour construire une sapine.
Les longues pièces du fond plat et les bordés sont découpés dans le tronc par les scieurs de long, alors que les pièces courbes viennent d'embranchements, entre le tronc et une branche ou une racine. Saint-Rambert (situé sur le cours supérieur de la Loire) abritait à l'époque de nombreux chantiers de construction de sapines, où des embarcations en cours de montage étaient disposées perpendiculairement au fleuve. L'exposition décrit de façon détaillée les différentes étapes de construction des bateaux : disposition des planches du fond plat, mise en place des bords en allant du bas vers le haut à l'aide de chevilles (5000 d'entre elles sont alors nécessaires pour la réalisation d'une sapine) et utilisation du calfatage pour imperméabiliser l'embarcation.
Au 18e siècle, l'essor économique imposera un accroissement de la flotte fluviale car le réseau routier reste encore en deçà des besoins. Les cours d'eau joueront ainsi un rôle primordial dans l'approvisionnement des grands centres, et l'on construit même des canaux afin d'améliorer ou créer d'autres contacts avec la Loire, le Bassin rhodanien et le Nord. Les grands axes profitent quant à eux d'une navigation accélérée avec un halage en relais et fournissent un transport plus rapide : le trajet Nantes-Orléans, ou celui du Havre-Paris s'effectuent en quinze jours. Le trafic est si intense qu'on compte alors 4000 bateaux qui franchissent annuellement le canal de Briare, certains acheminant du charbon de terre en provenance de Saint-Rambert ou de Decize, pour charger ensuite des vins d'Auvergne et du Mâconnais. D'autres acheminent tantôt du bois de charpente ou de construction, des bois à brûler ou des charbons de bois vers le Bassin parisien, tantôt des produits alimentaires (fruits, pommes de terre, châtaignes, miel...), des articles ménagers (faïenceries, bouteilles, poteries ou meubles...) ou de l'artisanat (fers, osiers, sables, cuirs, papiers...). Les bateliers transportent ainsi des marchandises très diverses, mais également idées, informations et modes de vie.
On croise ainsi des personnages à part que sont les mariniers, avec leurs manières d'être, leurs rites et leur folklore. Ceux de Loire, d'Allier et de la Dore ont pour devise : « Si vilains sur terre, Seigneurs sur l'eau nous sommes ». C'est tout dire. Ces gens qui portent le nom de « marchands fréquentants » oeuvrent depuis le début du 13e siècle sur la Loire et ses affluents, mais connaitront leur apogée durant les 14e et 15e siècles. Leur corporation rassemble alors tous les marchands de Loire depuis Roanne, y compris ceux naviguant sur les affluents, et même les marchands des villes riveraines. Aucune ville (y compris Orléans, Angers et Tours, reconnues comme prédominantes) n'impose alors de monopole contrairement à Paris sur la Seine par exemple.
Le marinier bourbonnais revêt une blouse qui arrive à la taille, vêtement ample pour lui laisser une liberté de mouvement. Il porte également un pantalon de toile épaisse en laine ou en coton tandis qu'un chapeau noir à larges bords lui sert de coiffure contre la pluie et le soleil. Trois accessoires complètent sa tenue : le mouchoir rouge noué au cou, une ceinture de même couleur enroulée autour de la taille et un anneau d'or avec ancre de marine à ses oreilles. Leur seul bagage : un coffre, à leur marque, dont ils se servent pour mettre leurs effets personnels (argent, outils et vêtements...) à l'abri. Ces nomades, souvent de génération et génération acquièrent leurs métier de père en fils, mais aussi des surnoms (chie-dans-liau) de la part des « Terriens » (cul-terreux) qu'ils méprisent. Leur saint patron est Saint Nicolas, même si Saint-Clément et Saint-Aventin ont réussi à se faire aussi une petite place au fil du temps. Jadis, l'église du quartier des mariniers (de Moulins) était dédiée à ce dernier et une procession annuelle qui rassemblait la communauté des mariniers, défilait avec une maquette de bateau (ci-dessous). Avec l'arrêt des processions à la fin du 19e siècle, ladite maquette a rejoint depuis le Sacré cœur.
Le développement rapide du chemin de fer dans le Bourdonnais, à partir de 1851, quadrillera en quelques années la région et des gares verront le jour à Moulins, Saint-Germain-des-Fossés et Montluçon. La batellerie, elle aussi, avait investi dans la propulsion vapeur au début du 19e siècle mais l'expérience, trop lente et trop tardive, n'aboutira qu'à une quarantaine de bateaux à vapeur en France (contre plus de 800 aux Etats-Unis).Ces « inexplosibles » (c'est ainsi qu'on surnommait à l'époque ces bateaux à roues équipés d'une chaudière à vapeur réputée inexplosible) sillonneront pourtant la Loire et l'Allier, baptisés de noms évoquant les régions traversées (Le Charolais, l'Allier, le Bourbonnais, la Haute-Loire...) Malgré tout, la batellerie perdra un quart de son trafic national de 1853 à 1858, jusqu'à s'en aller à vau-l'eau.
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