Lundi 16 octobre 2023
Qui dit nouvelle rentrée, dit nouveau cycle d’expositions, Les Remarquables, proposé par les Archives nationales (Paris 3ème). En guise d’ouverture, l’institution a choisi un précieux document, le rouleau d’interrogatoire des templiers emprisonnés à Paris en 1307. Nous sommes ainsi invités à plonger dans l’une des plus grandes affaires historiques, à savoir le procès de l’ordre du temple, lancé par le roi Philippe IV le Bel.
Déroulons ensemble ce manuscrit qui renferme les interrogatoires des 138 templiers par l’inquisiteur du royaume de France, pour en peser le poids des mots et la violence des actes, plus de sept siècles plus tard.
Aux origines de l’affaire
Pour comprendre l’affaire des templiers, il est nécessaire de revenir aux origines d’un ordre né à l’époque de la première croisade, l’ordre des « pauvres chevaliers du Christ et du Temple de Salomon » dont la vocation sera de protéger les lieux saints et les pèlerins qui s’y rendaient.
Ces chevaliers acquerront une réputation croissante de guerriers valeureux au fur et à mesure des combats qu’ils devront mener pour défendre la Terre Sainte. Les rois de France s’appuyant alors sur eux pour mener à bien leurs croisades, la chute soudaine de cet ordre surprend d’autant plus.
Vers 1300, l’ordre en question ne semble pas plus menacé que celui des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Respectueux de l’ordre templier, Philippe le Bel installe même le siège de son Trésor dans l’enceinte du Temple de Paris, en 1303. Le roi fera aussi de ce lieu son refuge lorsque grondera l’émeute populaire à Paris, trois ans plus tard.
Toutefois, deux évènements viendront s’immiscer dans ce statut privilégié : la dégradation des relations franco-pontificales et la situation en Orient :
- De vives tensions naissent bientôt entre Philippe le Bel et le pape d’alors, Boniface VIII. En effet, ce dernier qui affiche bientôt ses prétentions à un pouvoir universel rend furieux le souverain qui entend rester « empereur » en son royaume. La riposte royale a donc lieu en deux temps : la mise en accusation du pontife, en 1303, par l’intermédiaire de Guillaume de Nogaret, principal ministre du roi, et la mise au pas des affidés papaux, donc des templiers.
- Alors que les chrétiens d’Occident sont préoccupés par la défense de la Terre Sainte, il apparaît que, repliés à Chypre, templiers et hospitaliers manquent de moyens militaires et financiers pour permettre la reconquête de Jérusalem, ou même des petits territoires côtiers perdus en 1291 après la chute d’Acre.
Les deux ordres sont alors invités à fusionner en une seule institution. Surviennent alors, entre 1305 et 1306, des accusations d’anciens frères et autres rumeurs sordides sur les pratiques des templiers. D’où une perte de confiance de Philippe le Bel envers la milice du Temple et son grand maître, Jacques de Molay.
Les templiers à Paris
Aujourd’hui, il ne subsiste quasiment plus de vestige de ce qui fut jadis le plus grand établissement templier d’Europe. Celui-ci formait à l’époque une petite cité aux portes de Paris, peuplé notamment d’artisans.
Entouré d’une muraille haute de huit mètres, l’enclos du Temple avait le forme d’un quadrilatère délimité par la rue du Temple (à l’ouest), et les rues de Bretagne, de Picardie et Béranger. A l’origine zone marécageuse, les templiers s’y établiront vers 1140, l’endroit restant à l’extérieur du rempart parisien jusqu'au règne de Charles X.
En 1792, la superficie de ce territoire était de 125 hectares et l’endroit servait de résidence au maître du Temple lorsqu’il n ‘était pas en Orient : l’enceinte fortifiée était composée d’une petite tour carrée au nord de l’église et d’un imposant donjon au sud, haut de 50 mètres et renforcé d’une tourelle ronde à chacun de ses angles.
L’enclos comprenait des bâtiments pour loger les frères, de grandes écuries et un cimetière accolé à l’église célèbre pour sa rotonde du XIIème siècle similaire à celle du Saint-Sépulcre de Jérusalem, dont les templiers avaient la garde.
Après l’arrestation des templiers, le site passera entre les mains des hospitaliers et le grand prieur de l’ordre de Malte y édifiera un palais à la fin du XVIIème siècle, avec une cour en forme de fer à cheval.
A la révolution, la tour du Temple deviendra une prison pour la famille royale en 1792-1793, avant que Napoléon ne la fasse démolir en 1808. Quant à l’hôtel du grand prieur, il abritera le ministère des Cultes sous l’Empire jusqu’à ce que, lui aussi, ne disparaisse en 1854.
Notons qu’au Moyen-Âge, la physionomie du centre de Paris était très différente de l’aspect offert de nos jours. L’île de la Cité formait alors un archipel, composé de l’île aux Juifs, théâtre de nombreuses exécutions dont celle de Jacques de Molay, grand maître des templiers, en 1314. Son bûcher sera dressé à l’actuel emplacement de la Place Dauphine.
Repères chronologiques
Afin de mieux nous situer dans le temps, voici quelques dates :
- 15 juillet 1099 : prise de Jérusalem par les croisés lors de la première croisade.
- 23 janvier 1120 : le concile de Naplouse entérine la fondation de l’ordre du Temple. Hugues de Payns, chevalier champenois et fondateur de cette milice, en devient le maître.
- 13 janvier 1129 : rédaction et approbation de la règle du Temple au concile de Troyes, en présence de saint Bernard de Clairvaux.
- 29 mars 1139 : acte solennel du pape Innocent II qui soustrait aux évêques le droit d’autorité sur l’ordre du Temple, désormais sous la tutelle du pape.
- 2 octobre 1187 : prise de Jérusalem par Saladin, après la défaite des croisés à la bataille d’Hattin.
- 12 juillet 1191 : reprise d’Acre par les armées de la troisième croisade conduite par le roi de France Philippe II Auguste et le roi d’Angleterre, Richard Coeur de Lion. Acre devient alors la capitale des Etats latins d’Orient.
- 1217 à 1218 : construction du château Pèlerin, immense forteresse entre Acre et Césarée, confiée aux templiers en 1220.
- 1248 à 1254 : septième croisade conduite par le roi de France Louis IX, et consolidation d’Acre, de Césarée, Jaffa et Sidon.
- 1265 : entrée de Jacques de Molay dans l’ordre du Temple lors d’une cérémonie de réception à Beaune.
- 5 octobre 1285 : Philippe IV le Bel devient roi de France.
- 18 au 28 mai 1291 : chute d’Acre et fin des Etats latins d’Orient.
- 14 août 1291 : évacuation du château Pèlerin, dernière forteresse à être abandonnée.
- Septembre ou octobre 1291 : élection de Jacques de Molay comme grand maître lors d’un chapitre général de l’ordre du Temple tenu à Chypre.
- 5 juin 1305 : élection du gascon Bertrand de Got comme pape, sous le nom de Clément V.
- 14 septembre 1307 : Philippe le Bel adresse un ordre secret d’arrestation des templiers à ses officiers locaux.
- 13 Octobre 1307 : arrestation des templiers dans tout le royaume de France.
- 19 octobre au 24 Novembre 1307 : interrogatoire des templiers emprisonnés à Paris.
- 5 juillet au 12 août 1308 : bulles pontificales ouvrant la procédure judiciaire. Institution d’une commission pontificale à Paris pour juger l’ordre, et les commissions diocésaines pour juger les templiers.
- 1309 : début des commissions diocésaines, au printemps. Comparution des hauts dignitaires de l’ordre devant la commission pontificale à partir de novembre.
- 12 mai 1310 : bûcher à Paris de 54 templiers qui s’étaient présentés comme défenseurs de l’ordre devant la commission pontificale. Les défenseurs survivants se désistent.
- 16 octobre 1311 : ouverture du concile de Vienne.
- 22 mars 1312 : bulle « Vox in Excelso » par laquelle le pape Clément V supprime l’ordre du Temple. Celle-ci est lue devant le concile le 3 avril.
- 2 mai 1312 : bulle « Ad Providam » par laquelle le pape Clément V attribue tous les biens de l’ordre du Temple à l’ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem.
- 6 mai 1312 : clôture du concile et bulle par laquelle le pape règle le sort des templiers. Impénitents et chrétiens tombés dans l’hérésie sont condamnés , tandis que pénitents et innocents se voient accorder des pensions. Le pape se réserve le sort des hauts dignitaires.
- 11 ou 18 mars 1314 : Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay, commandeur de Normandie, sont envoyés sur le bûcher par le roi de France, après avoir affirmé leur innocence et celle de l’ordre devant la commission qui les a condamnés à la prison à perpétuité.
De la discorde au procès
Avec le recul, les templiers apparaissent comme les victimes d’un affrontement idéologique entre pouvoirs spirituel et temporel, la pomme de discorde étant une bulle pontificale de 1298 confirmant les privilèges et exemptions fiscales accordés aux templiers.
Du fait de leur mission en Orient, ces derniers sont effectivement exemptés des décimes, impôts versés au pape par tous les ecclésiastiques pour la croisade et la défense de la Terre Sainte. Et quand le pape transfère ces décimes aux souverains européens, le Temple en reste exempté, ce qui n’est pas du goût de Philippe le Bel qui recherche à tout prix des revenus supplémentaires.
C’est alors qu’est mise en place une campagne de désinformation destinée à nuire aux templiers, entreprise dans laquelle Guillaume de Nogaret sera très actif car c’est à lui que l’on devra la sophistication rhétorique utilisée dans l’ordre de mission que Philippe le Bel adressera à ses agents locaux afin d’arrêter simultanément tous les templiers du royaume en octobre 1307. Une arrestation surprenante et inattendue que très peu de frères parviendront à éviter.
De son côté, le roi de France mène une politique de harcèlement envers le pape Clément V, sous la tutelle duquel est placé l’ordre du Temple, afin de le forcer à ouvrir le procès du Temple.
Or, pour convaincre le souverain pontife, il faut coûte que coûte trouver des preuves et les interrogatoires des prisonniers sont menés à partir de questionnaires très élaborés. Une machination intraitable et inexorable est alors mise en place envers les 138 templiers parisiens, dont Jacques de Molay, le grand maître de l’ordre. Les mêmes questions leur sont alors éternellement reposées et aucune torture physique ou pression psychologique ne leur sont épargnées afin d’obtenir des aveux : injure au Christ, rite impie, acte contre nature et idolatrerie.
Lorsque Clément V voulut donner aux templiers l’occasion de se confier aux commissaires pontificaux, il était déjà trop tard : le 12 mai 1310 et sur ordre de Philippe le Bel, un premier bûcher emporte 54 des templiers qui étaient prêts à prouver l’innocence de l’ordre.
Indépendamment du drame qu’il retranscrit, le rouleau d’interrogatoire livre une véritable photographie de l’ordre du Temple. Y sont représentés les frères chevaliers et les sergents, les maîtres de commanderies, les précepteurs de provinces, les prêtres et les chapelains. On y trouve également tous les âges, des vieillards de plus de 80 ans aux adolescents de 16 ans. Des interrogatoires similaires auront lieu dans le reste du royaume et les aveux dressés de la même manière, avec l’ajout de 94 dépositions à celles du rouleau parisien.
Le rouleau sous toutes ses coutures
Ainsi donc se livrent à nous le procès-verbal d’interrogatoire et les aveux des 138 templiers déférés à Paris devant l’inquisiteur de France, propre confesseur du roi, le moine dominicain Guillaume de Paris.
Des révélations inscrites sur un rouleau formé de 44 membranes de parchemin, issues de 22 peaux de chèvre coupées en deux. Un rouleau infalsifiable grâce à l’apposition à la jonction des membranes des seings manuels des quatre notaires chargés d’authentifier le précieux document.
De l’ordre du Temple à l’ordre de Malte
Les assauts conjugués du roi de France Philippe le Bel contre la papauté et son influence sur le cours du procès auront finalement eu raison de l’ordre du Temple. Débute alors un travail d’inventaire et de transfert des biens.
Clément V et les souverains européens s’accommodèrent de l’extinction de cet ordre militaire dont ils pillèrent les richesses, et tous les biens des templiers, préalablement saisis en France tombèrent dans l’escarcelle du roi.
Un soin particulier avait en effet été apporté à la saisie des biens puisque de nouveaux gestionnaires de domaines avaient été nommés le jour même de l’arrestation des templiers. Et la plus grande partie du mobilier, des outils agricoles et des troupeaux d’être ainsi rapidement revendus pour alimenter les caisses royales.Quant aux bâtiments des commanderies, ils seront laissés à l’abandon et sans entretien durant la période de régie royale (1307-1310). Ces biens seront souvent bradés par l’administration royale, dans l’attente d’une décision définitive concernant l’attribution de ces biens templiers.
Le 16 octobre 1311, le pape Clément V ouvre le concile oecuménique de Vienne devant traiter de l’avenir du Temple. Il encourage alors les Pères à supprimer l’ordre sans pour autant le condamner, ce dernier devenu si décrié ne pouvant plus servir la Terre Sainte. Quant au patrimoine des templiers, il est transféré à l’ordre de l’Hôpital.
C’est en 1313 que sera amorcée la restitution des biens (ce transfert durera en fait plusieurs années), après le versement par les hospitaliers d’une somme de 200 000 livres réclamées par Philippe le Bel au titre de frais de garde et d’entretien du patrimoine du Temple.
L’ordre de l’Hôpital (qui deviendra plus tard l’ordre de Malte) fut l’unique bénéficiaire de son rival. S’inscrivant dans la durée, il saura gérer l’immense patrimoine récupéré jusqu’à ce qu’une nouvelle page d’histoire ne s’ouvre avec sa conquête de l’Île de Rhodes en 1309. Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique lui proposera l’île de Malte en 1530, mais cela est une autre histoire...
INFOS PRATIQUES :
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Exposition «Le Procès des Templiers. 1307, le rouleau d’interrogatoire » jusqu’au 15 janvier 2024, aux Archives nationales, 60 rue des Francs-Bourgeois, Hôtel de Soubise, à Paris (3ème).
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Entrée libre et gratuite.
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Un cycle de conférences se tiendra en novembre et en décembre à l’hôtel de Soubise (participation gratuite sur inscription en ligne sur le site des Archives nationale) : Philippe le Bel et le procès des templiers. Le roi de France s’affirme pape en son royaume (par Julien Théry, professeur à l’université Lumière-Lyon 2, Samedi 18 novembre, 14 h 30), Les templiers font de la résistance. Enquête sur les arrestations et les persécutions menées dans le royaume de France (par Alain Demurger, maître de conférences honoraire en histoire médiévale à l’université Paris 1 Pan- théon-Sorbonne, Samedi 2 décembre, 14 h 30) et L’orchestrateur du procès des templiers. Guillaume de Nogaret et les affaires du royaume (par Sébastien Nadiras, conservateur en chef du patrimoine, Archives nationales, Samedi 9 décembre, 14 h 30).
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https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/
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Remerciements à Gérald Gauguier, du Service Communication, pour son précieux concours.