Lundi 6 mai 2024
Tout part d’une commande exceptionnelle, celle que Napoléon passe en février 1810 auprès des manufactures lyonnaises de soieries d’un montant de deux millions de francs, pour l’achat de 80 km d’étoffes livrés par les soyeux lyonnais au Garde-Meuble impérial pour Versailles. L’exposition « Soieries impériales pour Versailles, collection du Mobilier national », présentée au Grand Trianon jusqu’au 23 juin prochain revient précisément sur l’histoire de cette grande commande.
La première partie de l’exposition revient sur le contexte historique et économique de cette commande. En témoignent de nombreux échantillons d’origine et des documents d’archives évoquant les différents intervenants qu’il s’agisse des soyeux lyonnais ou de la méticuleuse administration impériale qui, pour l’occasion, mit au point des techniques de vérification inédites.Sont également évoqués dans cette première partie les progrès réalisés dans le textile avec la présentation d’une maquette de métier à tisser à la mécanique Jacquard ou de techniques d’investigation dans le domaine de la chimie et de la teinture.
Une seconde partie s’intéresse aux aménagements architecturaux envisagés pour Versailles par Napoléon, éléments qui marquent le contexte de cette commande exceptionnelle passée aux soyeux lyonnais.Les aquarelles de Jacques Gondoin abordent notamment les débats d’architectes et l’évolution du goût entre l’Ancien Régime et le début du 19ème siècle.
Vient ensuite la présentation des projets de décor pour Versailles par les différents soyeux lyonnais et la destinée des soieries de la grande commande de Napoléon, tout particulièrement sous la monarchie de Juillet et le Second Empire.
Une commande pour le moins inattendue dont les 80 km d’étoffes (aux couleurs et aux motifs surprenants) furent livrés en 1813 pour finalement n’être utilisés que très partiellement, sous le Premier Empire. Reconnaissants envers l’Empereur pour cette commande inespérée au moment où les manufacture lyonnaises de soieries connaissaient de graves difficultés, les soyeux de Lyon rivaliseront d’audace pour satisfaire leur illustre client et son épouse. C’est ainsi que cette exposition présente ici un ensemble unique de 120 soieries.
Clou de l’évènement, le public a exceptionnellement accès à l’appartement de l’Empereur au Grand Trianon dans le parcours de visite.
Du projet de restauration du château de Versailles voulu par l’Empereur, l’Histoire n’a laissé à Napoléon qu’une résidence de printemps à Trianon, et cette importante commande impériale qui aura sauvé les manufactures lyonnaises de soieries alors en souffrance. Quant au trésor d’étoffes, remisé dans les réserves du Mobilier national, lequel conserve et restaure depuis plus de quatre siècles plus de 100000 pièces destinées avant tout à l’ameublement des lieux officiels de la République, il n’est pas perdu pour tout le monde puisque l’exposition nous permet aujourd’hui d’admirer ces soieries étonnamment modernes pour l’époque.
Il est vrai qu’au sortir de la Révolution française, l’industrie de la soie lyonnaise, dont le destin était lié aux aléas économiques et politiques depuis le 17ème siècle, laissait les soyeux et l’écosystème qui gravitait autour d’eux dans un triste état. Et il ne faudra pas longtemps à l’Empereur pour mesurer les désastreuses conséquences du siège de Lyon de 1793 et de l’arrêt des commandes somptuaires. Puis il se rendra en 1802 et en compagnie de Joséphine pour visiter à nouveau les principaux ateliers de soyeux, avant de décider de sauver la soierie lyonnaise et par voie de conséquence tous les arts décoratifs français du début du 19ème siècle. L’objectif étant de maintenir la France au premier rang des arts décoratifs en Europe.
Ce plan de relance économique et le soutien apporté aux soyeux s’accompagnèrent d’un volet d’innovation : après avoir examiné la mécanique Jacquard, Napoléon 1er attribua une subvention, en 1805, à Joseph-Marie Jacquard, concepteur du célèbre métier à tisser. Perfectionnement et résistance des teintes étaient également au cœur de la recherche et l’Empereur encouragera non seulement la création d’une chaire de chimie à Lyon, mais créa aussi un prix de 25000 francs pour étudier la faisabilité d’un colorant pour compenser l’absence d’indigo en raison du blocus international. Le choix des textiles, lui, était régenté par le Règlement pour l’ameublement des palais impériaux.
L’ambition de réaménagement du château de Versailles prit forme chez Napoléon 1er dès 1804. Le château, devenu musée de la peinture française en 1797, représentait toutefois un chantier colossal qui mobilisera de grands architectes (dont Jacques Gondouin) mais laissera l’Empereur indécis à l’heure des choix.
Heureusement, il ne manque pas de gens talentueux, à l’instar de Camille Pernon, le « meilleur à Lyon » dit-on à l’époque, grâce à la réputation qu’il s’est forgé avant la révolution en réalisant de somptueux tissages pour Marie-Antoinette et le roi Louis XIV... Il s’associera également à de talentueux collaborateurs , comme le dessinateur Grognard, le dessinateur et tisserand Philippe de Lassale et Joseph-Marie Jacquard, concepteur d’un métier à tisser. Il s’entoure aussi de décorateurs réputés.
Camille Pernon sera celui qui sensibilisera l’Empereur sur la situation dramatique des soyeux au sortir de la Révolution, lors de la visite de Napoléon Bonaparte sur place en 1802. Affecté par un procès intenté contre lui pour une fabrication non conforme, il se retire fin 1807 et décède un an plus tard.
Le premier projet de réaménagement de Versailles réalisé en 1806 prévoit d’aménager une salle du Trône dans les Grands Appartements, c’est à dire dans le salon de Mercure, ou dans celui d’Apollon. 113 mètres de tenture de brocart sont alors commandés à Camille Pernon. Cette étoffe, qui est alors la plus riche de l’Empire arbore l’emblématique impériale tout juste élaborée : l’aigle aux ailes déployées, la foudre, le chiffre N et la croix de l’ordre de la Légion d’honneur dans des couronnes de feuilles de laurier et de chêne séparées par des palmiers stylisés.
Or, en 1811, ces étoffes se trouvent toujours dans la réserve du Garde-Meuble, mais sont alors intégrées dans le nouveau projet d’ameublement versaillais conçu cette fois pour le quatrième salon de l’appartement d’honneur réservé au Conseil des Ministres, pièce qui devient la plus fastueuse du palais.
A la suite du décès de Camille Pernon, Jean-Etienne et Jean-François Zacharie Grand reprennent officiellement la manufacture Pernon le 1er janvier 1808, sous le nom de manufacture Grand Frères. Les nouveaux propriétaires, honorablement connus, reçoivent très vite de belles commandes pour le palais de Versailles mais également pour les palais de Saint-Cloud, de Fontainebleau, de Meudon et des Tuileries.Trois ans plus tard, 500 mètres d’étoffes très élaborées sont livrés à Versailles, et les deux hommes sont chargés des ensembles destinés aux plus prestigieuses pièces des appartements de l’Empereur et de l’Impératrice.
A partir de 1830, les frères Grand créent des produits nouveaux destinés à la nouvelle clientèle de la révolution industrielle, désireuse elle aussi d’aménager ses intérieurs. La réputation de cette manufacture restera intacte tout au long du 19ème siècle jusqu’à ce que les deux frères ne cèdent leur manufacture en 1870 aux familles Tassinari & Chatel, qui existent toujours à l’heure actuelle.
Capitale de la soie depuis la Renaissance, Lyon compte sous l’Empire plus de 200 fabricants de soie, qui utilisent en tout 13300 métiers à tisser. Les soyeux, de même famille ou simples associés, embauchent des dessinateurs communs, puis fusionnent parfois pour diverses raisons ou développent d’autres activités. 28 fabricants seront sélectionnés parmi les 200 pour réaliser les étoffes de l’ameublement idéal de Versailles par le Garde-Meuble impérial.
A côté de noms prestigieux tels Grand Frères ou Bissardon, Cousin et Bony, se trouvent d’autres soyeux, à l’activité plus modeste mais aussi reconnus pour leur qualité, ce qui leur vaut de compter parmi leurs clients princes, ministres ou grands officiers. Leurs compositions, plus simples, dévoilent toutefois un attrait pour les motifs géométriques et compartimentés. Le vocabulaire floral s’y trouve en bonne place, tantôt entre raffinement au naturel, tantôt sous la forme d’une stylisation moderne.
Jean-François Bony est un artiste prolifique qui dessine et brode pour plusieurs fabricants. Son carnet de dessins, présenté dans cette exposition, permet de mesurer le travail réalisé : plusieurs projets destinés au palais de Saint-Cloud y figurent, ainsi que des croquis pour de riches étoffes comme celle de la salle du Trône.
En 1808-1809, cet artiste s’associe avec André Bissardon et forme l’entreprise Bissardon & Cie Bony & Cie. Maison qui recevra des commandes vestimentaires somptuaires pour l’Impératrice Marie-Louise.
Pour répondre à la commande de 1811, Jean-François Bony et André Bissardon s ‘associent une deuxième fois et forment un trio avec le cousin de ce dernier, Jean-Pierre Bissardon. Sous la raison sociale Bissardon, Cousin & Bony, la maison fournira neuf meubles pour la commande de Versailles. Cette même année, la Maison reçoit une commande pour un ensemble en satin couleur ivoire brodé de fleurs et d’oiseaux, destiné au cabinet de repos du petit appartement de l’Impératrice au Château de Versailles. Le résultat est impressionnant et aboutit à une superbe broderie associant point de Beauvais, point de bourdon et point de chainette. Quant à l’effet de relief, il est obtenu en mêlant avec subtilité fils de soie torsadée et fils chenille à l’aspect velu.
Poursuivons notre visite au Grand Trianon, seule maison de printemps de l’Empereur. Faute de prendre possession du château de Versailles, qu’il n’occupera jamais, Napoléon s’installera dans les palais de Trianon, dont la remise en état débutera en 1805. L’Empereur avait initialement pour projet d’y installer aussi sa famille mais sa mère refusera de le suivre trouvant l’endroit inadapté aux nécessités modernes.
Les projets de rénovation du Grand Trianon ne seront repris qu’en 1808, puis enrichis deux ans plus tard, en vue de son mariage avec Marie-Louise. L’ameublement de l’époque est celui que l’on peut admirer aujourd’hui. Quant à l’ensemble du décor textile des palais de Trianon, il est l’oeuvre d’un des tapissiers les plus importants de l’Empire, François-Louis Castelnaux-Darrac. Travaillant à son compte pour la Couronne dès 1806, il devient trois ans plus tard l’un des tapissiers les plus sollicités par le Garde-Meuble impérial.
De son côté, le Petit Trianon fut remis en état dès le printemps 1805. Et accueillit Pauline Bonaparte, princesse Borghèse, qui y passa un été délicieux. L’ameublement était pourtant simple, de bois peint ou en acajou, à l’exception du mobilier du grand salon exécuté par Jacob-Desmalter en bois doré.
En 1808, lorsque Napoléon exprima le souhait de réinvestir les deux Trianon, Joséphine prit la tête du projet et s’investit dans les choix des étoffes. L’ameublement du Petit Trianon fut réalisé par Castelnaux-Darrac l’année suivante. Quant à la chambre à coucher de l’Impératrice, elle sera le point d’orgue du nouveau décor textile.
Restait Le Hameau dont l’état des maisons préoccupera rapidement l’administration impériale même si les budgets alloués à la restauration de ce qu’on nommait alors « le Village » ne furent alloués qu’en 1810. Malgré la démolition de trois maisons trop délabrées, le Hameau retrouva son décor champêtre autrefois souhaité par Marie-Antoinette, et redevint un lieu de promenade et de plaisir pour les nouveaux souverains.Un ensemble textile se dégage cependant au Hameau, le décor du salon de la maison du Seigneur, anciennement maison de la Reine. Dans le cadre des innovations techniques encouragées sous l’Empire, Antoine Vauchelet mit au point un nouveau procédé de peinture sur velours de coton et de soie.Malheureusement, le temps qui fit son œuvre détruisit l’ensemble de velours de soie si brillamment confectionné. L’ornement des murs comprenait seize panneaux peints sur taffetas de soie à fond jaune mais seuls deux d’entre eux purent être restaurés à temps pour l’exposition.
Vauchelet privilégiera les motifs antiques, et des rideaux jaune vif similaires aux tentures. L’ensemble formant un salon élégant s’insérant parfaitement dans le cadre champêtre des jardins de Trianon.
Finalement, l’ambitieux projet élaboré pour Versailles n’ayant pas abouti,la commande d’étoffes exceptionnelle de 1811 sera remisée dans les magasins du Mobilier impérial. A la chute de l’Empire, les 68403,86 mètres d’étoffes restant de cette commande seront utilisés plus tard, sous la Restauration, afin de rénover le décor des anciens palais impériaux, puis sous le Second Empire, pour le renouvellement des ameublements, comme au château de Fontainebleau. Sans parler de l’utilisation de ces mêmes étoffes à plusieurs reprises sous la Vème République. Napoléon 1er n’avait-il pas confié son souhait d’avoir « des choses très solides, telles que ce soit une dépense faite pour cent ans ». On peut dire que son vœu a été exaucé.
A la fin de cette longue visite, le public est convié à se rendre à l’appartement de l’Empereur. A partir de décembre 1809, Napoléon séjourne régulièrement au Grand Trianon, dans un petit appartement de cinq pièces en enfilade et meublé à la hâte. Le Garde-Meuble puisera principalement dans les réserves d’étoffes livrées par Camille Pernon en 1807 et 1808. Quant à Castelnaux-Darrac, il fournira le nouveau mobilier soigneusement habillé par un tissage de Chuard & Cie lors de la rénovation du cabinet particulier de l’Empereur, en 1813.
De nos jours, les textiles en place sont des retissages de ces soieries d’origine. Nouveaux jalons de l’histoire des soieries impériales, ces retissages témoignent de la transmission d’un savoir-faire lyonnais par des artisans d’art toujours très liés à leur histoire.
INFOS PRATIQUES :