Lundi 14 novembre 2016
« Mesdames et Messieurs, le train pour Dubbil-Barril va bientôt partir, attention au départ ». Il est neuf heures et je suis déjà installé dans la voiture Wilderness du petit convoi qui va nous emmener aujourd'hui à la découverte de la forêt primaire. Les chemins de fer West Coast Wilderness Railways matérialisent ce qui fut jadis une véritable aventure humaine, je veux parler de la construction de la ligne ferroviaire entre Queenstown et Strahan, initiée par la société minière Mount Lyell Mining & Railway Company, en 1892. J'ai choisi d'effectuer ce matin un voyage de quelques heures qui va me conduire jusqu'à Dubbil-Barril, une minuscule petite gare nichée en pleine forêt mais également un nœud ferroviaire. Quoi de plus excitant que d'embarquer à bord d'un train plus que centenaire, avec un équipage pour vous choyer et vous offrir boissons et encas tout au long du voyage ?
J'arrive vers 8h15 en gare de Queenstown (ci-dessous) et achète mon billet. Le haut bâtiment qui ressemble à un hangar symbolise désormais le point de départ vers un autre monde, comme durant ces quatre décennies où le train sera le seul accès vers l'extérieur puisque la première route ne reliera la ville qu'en 1932. Cet enclavement se traduira par une absence totale de véhicules automobiles à Queenstown au début des années 1920, puisqu'il n'existait alors qu'un camion en ville pour 5000 habitants (contre déjà 75 voitures pour le même nombre d'habitants dans le reste de l'Australie). Le départ (ou l'arrivée) du train était ici une fête et il n'était pas rare de voir la fanfare municipale jouer des morceaux de musique sur le quai. Le train reliait les gens entre eux, ravitaillaient et conduisit aussi les hommes dans leurs dernières demeures (lors du convoi funéraire transportant les 42 victimes de l'accident minier du 12 octobre 1912).
C'est la locomotive à vapeur Mount Lyell N°1 (deuxième photo ci-dessus) qui tirera le convoi formé par deux wagons, avec une trentaine de voyageurs à bord. Le chef de train commentera au fur et à mesure notre traversée de cette forêt magnifique que nous parcourrons à vitesse d'escargot. Je passerai quant à moi beaucoup de temps sur la plate-forme arrière, en voiture de queue, afin de faire des clichés et de profiter de l'air frais. La ligne vers Strahan (Regatta Point) a été ouverte en plusieurs fois et il faudra tout le talent des ingénieurs et l'énergie d'ouvriers alors durement menés pour bâtir cette trouée dans cet espace naturel au départ hostile. 48 ponts seront ainsi nécessaires entre Queenstown et Teepookana. Au départ, tout commença, vers 1860, par un cri d'alarme du monde des affaires en Tasmanie afin d'alerter le gouvernement sur la nécessité de développer économiquement l'ouest de l île, alors complètement dépourvu. On prospecta alors dans la région et l'on découvrit bientôt un petit peu d'or, puis un gisement d'étain conséquent au Mont Bischoff en 1871, et un autre filon d'or, au croisement des rivières Queen et King. L'enthousiasme général atteignit les aventuriers qui se voyaient déjà faire fortune mais les capitaux manquaient et la Mount Lyell Mining Company d'être créée en 1892. On venait alors de trouver dans cette montagne de l'or en surface et du cuivre, plus en profondeur. Le 24 novembre de cette même année, la compagnie minière fit part au gouvernement de son souhait de construire une ligne de chemin de fer allant de Queenstown au port de Strahan. Des études furent alors lancées et l'on partit explorer la forêt et la montagne afin de trouver le meilleur parcours possible. On en conclut que le chemin de fer devrait longer la rivière King, en passant toutefois en retrait de ses gorges. La ligne se développera ainsi depuis Queenstown, avec une première gare à Lynchford (photo). Ce village avait vu le jour dans les années 1880, grâce à des prospecteurs d'or, qui avaient fondé de gros espoirs sur les mines environnantes. Malheureusement, ces mines ne firent la fortune de personne et le village qui atteindra un maximum de 200 âmes au plus fort de sa fréquentation manquera de disparaître dans les années 1920. L'hôtel Queen, une bâtisse de deux étages, se dressait alors à côté de la petite gare et accueillait la centaine de bûcherons qui oeuvraient dans le coin. Mais, l'apparition de l'énergie hydro-électrique en 1914 dans la région ralentit considérablement les coupes de bois pour alimenter les foyers de Queenstown. De nos jours, la gare de Lynchford a été transformée en un musée relatant l'histoire de la mine. Les voyageurs de notre petit train seront même conviés à jouer quelques instants les orpailleurs en tamisant une poignée de terre locale. On peut toujours rêver...
La voie de chemin de fer s'équipe bientôt d'un système à crémaillère, inventé par le Suisse Carl Roman Abt, ingénieur en mécanique ferroviaire et inventeur. Il laissera son nom au système Abt (ci-dessous) bien connu ici en Tasmanie, et qui présente l'avantage d'engager en même temps plusieurs dents d'un même pignon (Monsieur Pignon,çà ne vous rappelle rien?) ce qui procure au convoi une plus grande fluidité de fonctionnement et évite les à-coups. Le premier ingénieur, Mr Cutten, pencha d'abord pour ce système, lequel sera finalement retenu, mais on se rappelle qu'à l'époque, le pari était risqué car on ne disposait pas encore du recul nécessaire sur cette technologie. La construction du chemin de fer coutera 400 000 dollars de l'époque (plus 63 000 dollars d'équipements ferroviaires, locomotives, wagons compris). Le parcours définitif avait été arrêté : celui-ci, d'une trentaine de kilomètres, irait bien de Queenstown à Regatta Point (Strahan), en passant par Linchford, Rinadeena, Dubbil Barril, Teepookana et Lowana. Et la totalité de la ligne d'ouvrir le 16 octobre 1900.
Notre convoi s'arrête bientôt à Rinadeena (qui signifie « gouttes de pluie » en langue aborigène locale). Rinadeena se situe sur un point élevé de la ligne, et disposait déjà à l'époque de l'eau nécessaire pour l’approvisionnement des locomotives (ci-dessous, deuxième photo) et de l'espace indispensable au stockage de matériel ferroviaire. C'est à cet endroit que sont installés les mécanismes à crémaillère, avec, d'un côté celui alimentant le tronçon de voie entre Hall's Creek et Queenstown, et de l'autre, de Rinadeen à Regatta Point (Strahan) en passant par Dubbil Barril. Pendant que les deux conducteurs s'affairent aux opérations de maintenance, nous disposons quant à nous de vingt minutes pour nous dégourdir les jambes, voire faire une halte au café de la gare. Des toilettes sont également accessibles dans ce coin perdu de forêt. Durant cette pause, notre hôtesse de bord nous a déjà servi un encas (un scone avec crème fouettée et confiture à la fraise, le tout accompagné d'une boisson).
Il est temps pour nous de repartir. Mis à part la rivière Queen (ci-dessous) que j'ai aperçu au début de notre voyage, nous n'avons jusqu'ici pas vu de paysages impressionnants. Soudain, le chef du train nous annonce les gorges de King River (deuxième photo) , peu avant notre entrée en gare de Dubbil Barril. Cette rivière est la plus importante de l'ouest tasmanien, et son flux se rétrécit par endroits laissant la place à un torrent. Le point de vue est grandiose et notre train s'arrête quelques instant pour nous permettre de prendre des photos. Quelques instants plus tard, un coup de sifflet nous annonce notre entrée à Dubbil Barril, petite gare située sur la rive nord de la rivière King, et popularisée par ses abords fréquentés jadis par les amateurs de pique-nique. Au début des années 1900, on y rencontrait alors tous types de voyageurs, des femmes au foyer, des mineurs, des couples en lune de miel, de riches investisseurs et même parfois des hommes politiques. On y venait le dimanche depuis Queenstown pour y pique-niquer, une distraction peut être devenue banale aujourd'hui mais qui faisait le bonheur des petits et des grands à cette époque. Sur place, la vie n'était pourtant pas toujours facile. La famille Kerrison (un couple avec dix enfants) qui y vécut en sait quelque chose. Le climat était rude avec serpents et moustiques l'été, pluie et gel l'hiver. Au moins Madame et Monsieur Kerrison qui possédaient une ferme laitière pouvaient-ils exporter leurs produits vers Queenstown grâce au train. Sur place, on améliorait l’ordinaire comme on pouvait, en plantant des fleurs par exemple, comme le fera l'épouse de Robert Stitch, alors directeur général de la Mount Lyell Mining & Railway Company. Autre espèce endémique ici, le pin Huon. Contrairement à ce que son nom indique , il ne s'agit pas d'un pin mais d'un conifère, à croissance lente et à durée de vie élevée, qui pousse surtout le long des rivières. Ces arbres ont une espérance de vie pouvant aller jusqu'à 10500 ans, puisqu'on a récemment trouvé de tels spécimens au nord-ouest de l'île, sur le Mont Read.
Outre un chemin aménagé pour la promenade (nous disposons sur place d'une pause de trente minutes), l'attraction du moment à Dubbil Barril reste le croisement de deux trains, un convoi qui rentrera avant nous à Queenstown, venu sans doute de Strahan, et le nôtre, qui termine sa course ici et s'apprête à manoeuvrer la locomotive à vapeur (ci-dessous) pour faire le chemin inverse. Dire que sans l'acharnement de la population locale pour la survie de cette ligne à des fins touristiques, je n'aurais jamais eu l'occasion de faire cette superbe balade. La ligne d'origine tenta de survivre jusqu'au début des années 1960 mais le développement du réseau routier régional aura raison du transport ferroviaire et le petit train cessera de fonctionner en 1963, avec cette même locomotive N°1 qui avait inauguré la ligné en 1897. Tout un symbole.
Une page s'était définitivement refermée jusqu'à ce qu'en 1994, ne soit créée la Abt Railway Society qui avait pour objectif de poser la question du développement future de Queenstown après la fermeture de l'industrie minière. De son côté, le gouvernement de Tasmanie finança trois ans plus tard une étude sur la réouverture de l'ancienne ligne de chemin de fer. Et le gouvernement fédéral d'accorder une subvention, en 1998, pour la reconstruction de la ligne. La tâche qui s'annonçait alors était ardue : cette reconstruction nécessitera trois années de travaux, et la restauration des locomotives à vapeur et diesel, la construction de répliques des wagons autrefois utilisés, le remplacement de quarante ponts, l'installation de plaques tournantes pour les locomotives et la (re)construction des gares et de leurs bâtiments annexes (seule la gare de Regatta Point était encore récupérable). En ce qui concerne les locomotives, elles avaient été préservées depuis la fermeture de la ligne d'origine et se trouvaient dans quatre musées différents.
Le premier service de transport de passagers pour cette nouvelle ligne ferroviaire fut inauguré entre Queenstown et Lynchford le 4 novembre 2000, puis la ligne rouvrit progressivement jusqu'à Strahan. Aujourd'hui, le train a retrouvé toute sa place dans le coeur des habitants de Queenstown, qui ne manquent jamais de sortir saluer le convoi au sifflement de la petite locomotive.
INFOS PRATIQUES :
- West Coast Wilderness Railway, Gare de Queenstown, 1 Driffield Street, Queenstown. Tél : 03 6471 0100. Jusqu'à deux départs chaque jour vers différentes destinations. Le mieux est de se rendre sur le site internet (http://www.wcwr.com.au) et de choisir sa promenade d'après le calendrier du moment, et selon les tarifs proposés. IL existe quatre destinations : Rack and Gorge (demi-journée), qui permet de découvrir la forêt et les gorges de King River, Queenstown Explorer (une journée), qui vous emmène depuis Strahan jusqu'à Queenstown, River and Rainforest (demi-journée), au départ de Strahan, qui vous emmène quatre heures durant à la découverte de la forêt primaire et des rivières, et Steaming Winter experiences (en hiver) au départ de Queenstown et de Strahan, pour une balade de quatre heures. Réservation fortement recommandée.