Lundi 16 avril 2018
L'exposition « Enfers et Fantômes d'Asie », qui se tient au Musée du Quai Branly (Paris 7è) jusqu'au 15 juillet prochain, en effraiera certains qui passeront devant le cinéma fantastique de Hong Kong, les jardins des enfers thaïlandais, les scènes du théâtre kabuki, les ukiyo-e de Hokusaï ou les yurei-gâ (peintres de fantômes sur kakemono). Ces lieux et visages que vous croiserez sur place ne sont pas toujours rassurants, d'autant plus que ces fantômes ont des choses à dire sur ce qu'ils furent et sur ce que nous sommes, nous, êtres vivants d'une société effrayante avec ses meurtres, son injustice et son arbitraire. Et cette exposition de dévoiler tout un pan de notre condition qui se donne à lire à revers depuis les enfers du bouddhisme jusqu'aux récits populaires.
C'est à une plongée dans le monde des esprits, de l'épouvante et des créatures fantastiques que je vous convie cette fois, à travers des histoires de fantômes d'Asie Orientale et du Sud-Est et de leurs adaptations contemporaines, un parcours aux frontières du réel où se croisent le cinéma, l'art religieux, le théâtre, la création contemporaine, le manga ou le jeu vidéo. L'exposition s'intéresse tout particulièrement à la Chine, la Thaïlande et le Japon, pays où l'engouement pour l'épouvante est bien présent avec une grande diversité des productions culturelles, des estampes d'Hokusaï à Pac-Man, des peintures bouddhiques au cinéma japonais d'horreur J-Horror, en passant par le culte des esprits thaïlandais, le manga d'horreur, les esprits errants de la forêt, les femmes-chats vengeresses, les revenants des enfers affamés, les vampires sauteurs ou yokaïs (créatures folkloriques japonaises). Brrr j'en frisonne déjà !
L'évènement propose ainsi d'explorer la représentation de ces enfers et fantômes dans les arts du spectacles, le cinéma ou bien la bande dessinée, car si le bouddhisme a bien contribué à la construction de cet imaginaire, c'est avant tout dans l'art populaire et profane que la représentation des spectres s'est développée. Et le parcours de l'exposition de suivre une approche thématique et géographique, en mêlant les époques pour montrer la continuité des représentations de fantômes et en dialoguant entre art religieux ancien, théâtre, cinéma, jeux vidéos et bande dessinée pour montrer que les fantômes ne meurent jamais et sont imprévisibles. La création contemporaine est aussi présente à travers la reproduction des enfers des temples de Thaïlande, la production de mannequins et de décors par un studio d'effets spéciaux thaï, les apparitions fantomatiques en hologramme, des sculptures géantes de fantômes ou des montages vidéos.
En Asie orientale et du Sud-Est, les histoires d'épouvante traversèrent les époques, véhiculées par la tradition orale, la littérature, le théâtre ou le cinéma, et donnèrent une force incroyable aux fantômes qui sont par définition éternels. Dès le Xè siècle, l'art bouddhique chinois illustre le jugement des âmes aux enfers et, deux siècles plus tard, les rouleaux japonais des fantômes affamés traceront les plus anciennes images de revenants connues à ce jour. Toutefois, ces fantômes se construisirent au-delà de l'art religieux, en utilisant des formes d'expression plus profanes de la culture populaire et des histoires populaires. Et ces créations de revenir sur terre afin de régler une dette ou réparer une injustice à la suite de la disparition d'un être au destin brisé de manière violente ou anormale.
Selon la philosophie bouddhique, l'existence est provisoire, aussi bien pour les dieux que pour les hommes, les animaux ou les damnés, tandis que les enfers sont un purgatoire où les défunts expient leurs fautes sous la torture avant de rejoindre le cercle des réincarnations. En Asie orientale et du Sud-Est, ces supplices infernaux apparaissent dans la peinture et la sculpture, comme les rouleaux du Sutra des Dix Rois qui restent la plus ancienne représentation connue des enfers. Ces rouleaux étaient d'ailleurs utilisés par les moines lors des rituels funéraires. Quant à la vision des enfers, elle se veut pédagogique et libératrice, en enseignant les lois du karma selon laquelle la condition de chaque être résulte de ses actes passés.
Je découvre ainsi les enfers en Chine et au Japon : la cosmologie chinoise révèle par exemple que le monde humain reflète le monde céleste divin et son administration impériale alors que les enfers souterrains reproduisent le système judiciaire médiéval. Cette image bureaucratique de l'au-delà s'est diffusée de la Chine à la Corée, puis au Japon et au Vietnam. D'un côté, les fonctionnaires des enfers notent les actions des vivants sur des registres, en vue de leur jugement, et de l'autre, les démons se chargent des tortures (voleurs et tricheurs sont brûlés, les dépravés sont frits dans des chaudrons d'huile, les ingrats sont découpés et les médisants ont la langue tranchée, tandis que d'autres sont contraints de grimper sur des arbres à épines ou des montagnes de couteaux). Quant aux offrandes et aux billets brûlés lors des rites funéraires, ils accompagnent le défunt dans le but de « corrompre » les magistrats infernaux et d'alléger les futures sentences.
Né au 6è siècle avant notre ère en Inde, le bouddhisme arrive en Chine au 1er siècle puis se diffuse au Japon en passant par la Corée à partir du 6è siècle. Et de coexister avec le shinto, religion locale basée sur le culte des esprits de la nature (kami) et en se concentrant sur les croyances relatives à la mort et les rituels funéraires. L'iconographie du démon des enfers (oni) cornu, vêtu d'un pagne en peau de tigre et armé d'un gourdin, s'inspire au départ des peintures chinoises des enfers, puis est reprise plus tard pour incarner différents types de créatures menaçantes de la culture populaire.
J'aborde ensuite l'Asie du Sud-Est et les temples aux enfers de Thaïlande : dans cette partie du monde, les enfers sont souvent représentés sur les manuscrits religieux, les peintures murales des temples et les rouleaux peints. Autant de compositions qui détaillent les tortures. En Thaïlande existent deux autres sources écrites, le traité de cosmologie des Trois Mondes (Traiphoum) et le récit extra-canonique du « Voyage du moine Phra Malai ». La religion populaire associe les Trois Mondes aux enfers, à la Terre et aux paradis, soutenus par le mont Meru, l'axe universel autour duquel se répartissent continents et océans. Les habitants des paradis sont purs et libérés des contingences physiques alors que les êtres du monde intermédiaire sont soumis au désir et à la souffrance. Et la descente vers les strates souterraines aboutit à la monstruosité des créatures voraces et à l'impureté. Vers les années 1970, le thème des supplices infernaux prit dans ce pays une ampleur sans précédent avec l'apparition des « jardins des enfers » montrant d'incroyables damnés faméliques (phi prêt) sous la forme de sculptures librement exposées en plein air.
Intéressons-nous maintenant aux fantômes errants et vengeurs dont la représentation se développa largement dans l'art populaire et profane, avec des histoires comme celles d'Oiwa au Japon ou de Nang Nak en Thaïlande qui proviennent de la tradition orale et de la littérature. Dès le 17è siècle, le Japon connait une période de paix favorable à l'épanouissement des arts et des divertissements autour d'Edo (Tokyo) la nouvelle capitale. La bourgeoisie se passionne alors pour les histoire fantastiques (kaidan) tirées de la littérature et adaptées au théâtre puis illustrées dans les estampes. Et des artistes comme Maruyama Okyo ou Katsuhika Hokusai de créer l'image du fantôme (yûrei) en s'inspirant du théâtre kabuki. Ce yûrei de l'époque d'Edo est vêtu d'un linceul et traversera l'histoire du cinéma japonais. Ses peintures (yûrei-ga) sur rouleau de soie ou de papier représentent l'apparition de spectres de taille presque humaine et diffèrent des estampes de fantômes, plus petites, et illustrant plutôt des scènes de théâtre kabuki. La légende prétend que Maruyama Okyo se serait inspiré des visions de son épouse disparue, Oyuki, dont la version fantomatique (ci-dessous) dépeint parfaitement la représentation classique de la femme fantôme, avec ses cheveux dépeignés et son linceul. A l'époque Edo, des convives se réunissaient lors de veillées aux cent bougies pour se raconter des kaidan tout en éteignant une bougie à la fin de chaque histoire jusqu'à se retrouver dans l'obscurité complète et d'assister à la manifestation d'un esprit ou d'une créature fantastique (yoka). Après l'ère Edo, les yûrei-ga furent parfois déposées dans des temples bouddhiques. Bien plus tard, la nouvelle vague de l'horreur japonaise des années 1990-2000 (J-horror) fera entrer les spectres dans le monde contemporain, avec ces revenantes hantant écoles, immeubles vétustes et téléviseurs. Nul n'échappera alors à la malédiction de Sadako dans « Ring » ou de Kayako dans Ju-on ».
Le Japon a bien sûr ses fantômes favoris et perpétue la tradition des récits de fantômes notamment au mois d'août, lorsque les défunts viennent visiter leur famille pour la fête d'Obon. Les boutiques nippones regorgent aussi de mangas d'horreur et de films vidéos effrayants. Oiwa est le plus célèbre des fantômes japonais et la pièce de kabuki Yotsuya Kaidan raconte comment la malheureuse Oiwa fut défigurée, empoisonnée puis jetée dans une rivière par son mari. La femme-chat est par ailleurs ce que le folklore japonais possède de plus proche des vampires et des loups-garous qui triomphaient jadis sur les écrans occidentaux. La première fonction des chats dans ce pays était de protéger les rouleaux sacrés des temples contre les rongeurs. Leur nature mystérieuse et cruelle donnera naissance au bakeneko (chat-démon) appelé également kaibyô (chat surnaturel).
Citons aussi le monstre-squelette (gashadokuro), deuxième photo ci-dessous , qui, d'après la légende, se forma à partir d'un amas d'ossements humains, comme on peut en trouver en période de famine ou sur les champs de bataille. Les artistes japonais du 19è siècle détailleront les squelettes avec naturalisme en saisissant souvent ces personnages macabres dans des attitudes vivantes et pittoresques histoire de produire un effet comique.
En Thaïlande, la croyance aux esprits (phi) cohabite avec le bouddhisme dans les croyances populaires, et s'illustre par différents concepts de phi (génies de la nature et du sol, spectres et revenants affamés). Les phi les plus importants sont associés à des esprits d'ancêtres, gardiens des différents échelons de la société que sont la maison, le quartier, le temple, la ville ou la province...D'autres se cachent dans les éléments naturels (arbres, cours d'eau, pierres) et des phi sauvages, dont la plupart errent dans les forêts, ne peuvent être nourris, car issus de mort violente ou anormale et cherchant à posséder leurs victimes et à leur transmettre des maladies. Le phi prêt (en photo ci-dessous) renait sous la forme d'un damné famélique et représente, dans le bouddhisme, la dernière et la plus misérable des formes de réincarnation. Le Traité des Trois Mondes décrit le corps mutilé de cette créature avec une bouche petite comme le chas d'une aiguille qui l'empêche de se nourrir. Autre exemple, ces deux moines bouddhistes (deuxième photo) qui sont tombés dans les enfers après s'être enrichis par le commerce des amulettes et des tatouages. Anupong Chantorn utilise les monstres des enfers pour critiquer les dérives commerciales de la religion contemporaine.
Le cinéma thaï nous offre d'autres exemples comme le fantôme sentimental de Nang Nak (Mademoiselle Nak), le fantôme le plus célèbre du pays. Nang Nak (ci-dessous) dispose d'un sanctuaire situé dans l'enceinte du temple Mahabout de Phrakanong à Bangkok, quartier où elle vécut. Une statue dorée à l'effigie de ce fantôme y est quotidiennement habillée, parée et maquillée grâce aux offrandes des visiteurs. Les femmes, elles, visitent ce sanctuaire pour y faire le vœu d'avoir un enfant. On trouve aussi le spectre prédateur, et le phi pop (éventreur) originaire du nord-est de la Thaïlande et du Laos qui éventre ses victimes pour leur dévorer leur foie.
Devant la peur et la crainte générées par ces créatures, on se livrera alors à la chasse aux fantômes : cela relève de rituels magico-religieux complexes, dont le caractère ésotérique renforce l'efficacité, mais le moyen le plus radical de chasser les fantômes et de convertir les défunts en figures protectrices reste le rituel et le culte funéraires. En Chine, l'exorciste taoïste (fashi) maitrise les esprits malveillants n'ayant pas reçu de rituel funéraire, en cherchant d'abord à les identifier, puis en les combattant tout en invoquant des généraux célestes, chasseurs de démons. Les souffles spirituels et corporels qui animent la personne se dispersent après la mort. Les premiers (shen) rejoignent le ciel et les seconds (guaï) la terre. Si les guaï ne sont pas nourris par le culte des ancêtres, ils engendrent des fantômes affamés ou des démons.
Certaines formes de théâtre, de danse ou de processions masquées contribuent à la protection d'un lieu. Dans le sud de la Chine, les théâtres populaires dixi et nuoxi jouent en plein air et convoquent des divinités exorcistes pour chasser les mauvais esprits. Au Japon, le lion mythique (shishi), en photo ci-dessous, est un gardien dont la danse permet l'expulsion des entités néfastes au début du printemps. Cette danse a lieu dans les temples, la rue, ou devant les maisons ou autres espaces publics. En Thaïlande, la parade des Phi Ta Khon représente la venue des esprits du sol pour qu'ils apportent pluie et fertilité. Cette parade donne lieu à un grande fête trois jours durant dirigée par le médium de la ville. Celle-ci associe bouddhisme, culte des esprits et rites agraires de fertilité. Après l'appel des Phi Ta Khon par le médium, la fête célèbre la dernière vie antérieure du Bouddha et se termine par un lancer de fusées destiné à appeler les pluies.
Les amulettes thaïes concentrent quant à elles le pouvoir du moine qui les crée à partir de formules et de matériaux tenus secrets, sous différentes formes (cachets bouddhiques en terre cuite, effigies d'animaux mythiques, diagrammes magiques gravés sur feuille d'or) y compris sous la forme d'un fœtus (bébé or) renfermant un esprit « ange gardien » que son propriétaire doit adopter. Il existe également d'autres supports aux vertus magiques comme des poupées, des couteaux magiques ou des tissus de protection... Les couteaux d'officiant (mit mo) sont utilisés notamment lors d'exorcismes pour tracer un diagramme de protection sur le sol. Certains tissus se suspendent au mur ou au plafond pour chasser les esprits malveillants. Quant aux chemises de protection, elles se portent sous les vêtements et jouent le même rôle que les tatouages magico-religieux. La mort ne suffit pas pour produire des ancêtres et ce sont les rituels qui permettent de convertir les défunts en entités bénéfiques. Quant au fantôme et à l'ancêtre, ils sont deux figures opposées, le premier errant entre deux mondes, sans lieu défini, et le second protégeant la famille.
L'exposition s'achève avec le retour dans le cycle des réincarnations, avec les bodhisattvas, être éveillés ayant fait le choix de rester dans le monde pour guider les êtres vers la libération et venir en aide aux âmes qui souffrent. Ce bodhisattva, qui porte le nom d'Avalokiteshvara en Inde, connut une ferveur particulière en Extrême-Orient. Il incarne la compassion du Bouddha de l'Ouest Amitabha (ou Amida en Chine et au Japon) qui accueille les âmes des morts sur la terre pure de ses paradis. Le Jizo japonais, appelé Dizang en Chine, est aussi un bodhisattva de compassion très populaire, sous la forme d'un éternel pèlerin parcourant les chemins des deux mondes afin d'apaiser les êtres en souffrance, les âmes errantes et les torturés des enfers. Ce bodhisattva-là, qui apparaît souvent sous des traits enfantins, coiffé d'un bonnet et vêtu d'un tablier rouge, protège les enfants dans la vie comme dans la mort.
INFOS PRATIQUES :
- Exposition « Enfers et Fantômes d'Asie », jusqu'au 15 juillet 2018, au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 37 Quai Branly, à Paris (7è). Ouvert les mardi, mercredi et dimanche de 11h00 à 19h00 et les jeudi, vendredi et samedi de 11h00 à 21h00. Tél:01 56 61 70 00. Entrée adulte : 10€. Pour vous y rendre: RER A Pont de l'Alma. Attention: dans le cadre du plan Vigipirate, les valises et les sacs de grande contenance sont interdits à l'entrée du musée. Site internet : http://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/enfers-et-fantomes-dasie-37727/
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Merci à l'agence Alambret pour son aide précieuse.
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Un catalogue de l'exposition est disponible au musée : 280 pages, 190 illustrations, 45€.
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Week-end Enfers et Fantômes d'Asie, les 23 et 24 juin 2018 : activités gratuites, inédites et pour tous les publics (rencontres, performances, initiations, projections...)