Jeudi 17 mai 2018
Ce matin, à mon réveil, je découvre cinq centimètres de neige sur le sol, mais celle-ci fondera très vite. Il m'en faudra davantage pour me dissuader de sortir d'autant plus que j'ai rendez-vous à la Maison de la culture Roland Jomphe pour visiter le musée d'histoire de la ville.
Le Havre Saint-Pierre se trouve sur cette Côte-Nord, habitée depuis 8500 ans par les Amérindiens, et ce territoire d'avoir vu passer les Inuits (Esquimaux), mais surtout les Innus (Montagnais) et les Naskapis. L'exploitation des fourrures d'une part, et des ressources forestières d'autre part, donnera lieu à l'implantation de compagnies souvent anglophones. Des postes de traite apparaitront aussi le long de cette côte à partir de 1734, tout comme divers comptoirs de pêche (souvent des succursales de gens de la Gaspésie) entre 1854 et 1870. Et c'est la pratique de différentes occupations (pêche, chasse, commerce et foresterie) répondant aux besoins des habitants qui forgera le caractère de cette Côte-Nord, permettant aux diverses communautés (amérindiennes,francophones et anglophones) de se côtoyer tous en se mélangeant.
Avec la période du Grand dérangement qui démarre en 1755, les Acadiens seront dispersés en Amérique et en Europe, avec une partie à Saint-Pierre-et-Miquelon et sur l'île du Prince Edouard. D'autres migrèrent vers les Îles de la Madeleine (on en comptera plus de mille en 1831) : le musée du Havre Saint-Pierre revient sur ce grand dérangement, qui fut en fait une mesure de représailles des Britanniques envers ces Acadiens locaux qui refuseront de prêter un serment d 'allégeance inconditionnelle aux Anglais. Depuis le premier établissement en 1604 jusqu'au traité d'Utrecht en 1713, l'Acadie changera sept fois de possesseur, l'Angleterre et la France se disputant à tour de rôle les colonies. Or, en 1755, la guerre en Amérique est imminente et les Britanniques chercheront à prévenir une alliance avec les Français, d'où ce serment inconcevable pour ces habitants. Ainsi 18000 Acadiens seront-ils déportés aux quatre coins du monde. En 1761, certains d'entre eux, qui avaient accosté aux Îles de la Madeleine, vivront de la pêche et de l'agriculture un siècle durant, jusqu'à ce qu'on leur impose de nouvelles règles sur les baux et qu'ils choisissent alors de s'installer sur la Côte-Nord, alors appelée Labrador, mais aussi sur l'île du Havre (île aux Esquimaux) et même à Terre-Neuve. En 1857, six familles qui avaient embarqué à bord de la goélette Mariner, font une halte là « où il y a une dune de sable », d'autant plus que l'endroit est propice au mouillage du bateau et que l'eau douce est présente à proximité. Pointe-aux-Esquimaux est née, et le village prendra le nom de Havre Saint-Pierre en 1924, en l'honneur du patron des pêcheurs. Notons tout de même que ce fut une femme qui eut la première l'idée de jeter l'ancre à cet endroit (intuition féminine oblige!) et que celle-ci se prénomme Pélagie Cormier. Le cas du Havre Saint-Pierre ne sera pas unique puisqu'au milieu du 19è siècle, les pêcheurs madelinots seront nombreux à accoster sur cette région appelée Minganie et à y fonder de nouveaux villages (Kegashka, Natashquan, Betchouanes, Sept-Îles, Aguanish...). La Côte-Nord est déjà habitée par les Amérindiens, les missionnaires et les commerçants. Et les nouveaux colons de s'insérer peu à peu dans ce tissu social.
Qui sont-ils ces Cayens, tant attachés à leur bout de terre ? Officiellement, on appelle ainsi les habitant du Havre Saint-Pierre, mais le terme est en réalité une déformation du mot Cadien, dérivé d'Acadien, qui s'appliquait aux nouveaux arrivants et à leurs descendants. On parle peu des femmes de cette petite ville mais leur rôle fut pourtant incontournable. Outre la gestion de l'économie familiale, elles faisaient la « grave », c'est à dire le séchage du poisson, tout en jardinant, cueillant aussi les patates bleues (ci-dessus), cousant les vêtements et confectionnant les souliers en peau de loup-marin. Ce sont elles les patronnes lorsque les hommes partent au large. Et de s'entraider si nécessaire, voire de s'organiser en regroupements féminins (Dames fermières, Cousines de Pélagie, Dames de Sainte-Anne). Soucieuses de l'éducation des enfants, certaines d'entre elles deviendront institutrices ou religieuses.
Ces Cayens, Madelinots d'origine, apportent sur la Côte leur savoir-faire et leur art de vivre, en chassant notamment le phoque du Groenland pour remplir leurs cales de viande et de peaux, lesquelles sont plus tard revendues aux commerçants qui passent en goélette. C'est que jusqu'en 1890, le village était rythmé autour de trois pêches, celle de la morue, du hareng et du loup-marin. Tous les hommes étaient alors mobilisés, s'associant pour acheter les bateaux et s'entraidant pour faire face aux avaries. Ce temps des goélettes constituera l'âge d'or des Cayens : ces navires, principalement construits en bois d'épinette, sont originaires des Îles de la Madeleine où l'on en produisait depuis 1790. Mais la pêche intensive va bientôt laisser place à la disette, à cause de la raréfaction des loups-marins mais aussi d'autres poissons. A partir de 1883, et face à l’accumulation des dettes, certains Cayens pratiqueront le braconnage. C'est alors le printemps de la « crevasse » (on crève de faim). D'autres travailleront dans l'exploitation des forêts, ou subsisteront grâce au versement d'un premier secours financier comme en 1884, où le village reçoit du gouvernement 3000$ et des semences afin de dépanner 80 familles. Certains choisissent enfin l'exode vers l'Ouest, ou partent aux Etats-Unis. Le Havre Saint-Pierre perdra ainsi plus de 80 familles. Sans parler des épidémies comme celle de la petite vérole qui touchera Longue-Pointe-de-Mingan en 1879. En 1891, la grippe sévira au Havre Saint-Pierre et fauchera douze adultes et enfants. Suivront la diphtérie, la gale et l'influenza.
Bientôt, les ressources minières offriront un répit aux habitants : nul besoin de creuser bien profond pour voir combien la Côte-Nord regorgeait de richesses naturelles, comme ce jour où Messieurs Dupuis et Giasson découvriront un charbon qui ne brûle pas. Et pour cause, il s'agira en fait de...titane. Vous êtes-vous déjà demandé combien d'objets du quotidien contiennent du minerai du Havre Saint-Pierre ? On exploite ici l'ilménite pour en extraire le titane utilisé en métallurgie. Ses dérivés sont ensuite achetés par les industries de l'aéronautique et de l'automobile. Le titane sert aussi à la fabrication de pigments pour la peinture, le papier et le plastique. Des poudres très fines sont ainsi produites pour être utilisées dans les cœurs d'électrodes, les photocopieurs et même les colorants alimentaires. Un seul dynamitage à la mine permet de dégager de 30000 à 250000 tonnes de minerai. Et les fragments concassés d'être plus tard charriés vers le Havre Saint-Pierre puis vers Sorel où ils sont transformés. Dès 1946, la prospection minière mobilise une imposante main-d'oeuvre embauchée par plusieurs compagnies. Cette vague d'embauche est la bienvenue au Havre, et aujourd'hui encore, la majorité des ouvriers de la mine provient de cette ville. Le Havre Saint-Pierre abrite même deux prospecteurs qui fabriquent des bijoux et de jolis objets à partir d'un filon de labradorite qu'ils ont mis au jour. Cette pierre, appartenant à la catégorie des silicates, se trouve entre autre en qualité et en quantité dans des terres plus au nord. Outre les ressources minières, la région dispose également d'un important potentiel hydroélectrique avec, entre autres, la construction de quatre centrales hydroélectriques sur la rivière Romaine, à une trentaine de kilomètres au nord du Havre Saint-Pierre. Les travaux de ce complexe de 1500 mégawatts prévoit l'embauche de 2500 travailleurs. Plus cycliques mais tout aussi vitales, les croisières internationales font halte au petit port du Havre avec leur flot de passagers.Le port est en effet un acteur primordial du développement économique local, accueillant d'avril à janvier la desserte maritime de la Basse Côte-Nord, avec le Nordik Express, cargo/passagers pouvant contenir 268 passagers et jusqu'à 420 tonnes de marchandises. Depuis 125 ans, l'endroit accueille des bateaux de toutes dimensions grâce à ses eaux profondes.
Comme dans le reste du Québec, la religion est ici irremplaçable et les communautés religieuses soutiendront l'édifice chrétien : chef-lieu religieux de la Côte-Nord, Havre Saint-Pierre abritera trois couvents successifs, deux hôpitaux et un évêché actif jusqu'en 1946. Le prestige de cette paroisse rejaillira pendant longtemps sur toute la région, même si l'on déplorera l'absence de religieux stables. La dévotion des Cayens sera remarquable et l'observance des différentes fêtes religieuses, stricte. Grande fervente, Pélagie-Cormier entrainera à elle seule de nombreuses conversions. Quant aux presbytères, ils conforteront la présence du pouvoir religieux en ville. Le premier d'entre eux sera bâti en 1861, mais Mgr Bossé abdiquera en 1892 malgré son dévouement et sa persévérance face à l'immensité de la tâche à accomplir et...l'étendue du territoire. Le grand presbytère érigé par Mgr Leventoux en 1923 servira quant à lui d'évêché. Et des évêques d'y résider jusqu'en 1946.
En ce qui concerne l'éducation, les premiers commissaires d'école s'efforceront de dénicher de bons professeurs, instruits et capables d'enseigner la religion, le tout pour de maigres émoluments. Si l'instruction des filles est aisée, celle des garçons est plus difficile à cause de leur éloignement fréquent (les gamins embarquent sur les bateaux dès l'âge de dix ans). En un siècle, les sœurs de la Charité, qui tiendront les trois couvents de Havre Saint-Pierre, fourniront aussi des institutrices bien formées.
Au chapitre de la santé, Mgr Leventoux inaugure le premier hôpital de la ville en 1930 dont il confie la direction aux sœurs de la Charité. Ce bâtiment abrite alors des installations dernier cri comme un engin diesel fournissant l'éclairage, mais l'institution sera bientôt saturée. Et d'ériger en 1942 un nouveau bâtiment pouvant accueillir 150 patients. Aujourd'hui encore, les Cayens bénéficient toujours d'un hôpital.
Il est loin le temps où le facteur livrait le courrier en cométique (sorte de traineau) tiré par des chiens. Ici comme ailleurs, les avancées technologiques contribueront à l'amélioration de la vie des Cayens : en 1872, les bateaux assuraient déjà une liaison régulière avec les régions voisines et la livraison aérienne viendra concurrencer le cométique dès 1927. Les nouvelles des pays lointains parviendront aux habitants par télégraphe à partir de 1889. Et le premier poste de radio apparaitra en 1932, vingt ans avant l'arrivée du téléphone dans la commune. Quant à la télévision, les Cayens pourront la regarder en différé, à partir de 1968, alors qu'aujourd'hui nombreux sont les habitants à utiliser les services d'un cablodistributeur. Côté transports, les goélettes seront déclassées par les navires à vapeur vers 1880. Les premiers avions survoleront la région dans les années 1920, avant de transformer complètement la vie sur la Côte-Nord au cours des années suivantes. Quant au cométique, il sera remplacé en 1959 par la motoneige (climat oblige!) tandis que la première automobile sillonnera les rues du Havre à partir de 1929. Une route reliera le village à Sheldrake en 1965. Mais il faudra patienter jusqu'en 1976 pour voir apparaître la route 138 qui reliera les Cayens au reste de la belle province.
Le saviez-vous ? Les Cayens ont la particularité de porter deux noms : le nom de baptême et le surnom. L'emploi de ce qu'on appelle un sobriquet est fréquent, peut s'étendre à toute une fratrie et présente l'avantage de différencier les quidams qui portent le même prénom : »On va chez Lionel à Souyac ». La langue locale porte encore de nos jours la marque de la vie en mer : se gréer (garnir un bateau, un mât) devient s'équiper, se préparer. On prend aussi garde à ne faire chavirer son café...Autrefois, bien avant l'arrivée du cinéma, le voisinage représentait la principale distraction. Et le Havre Saint-Pierre d'être alors toujours animé, avec ces Dames fermières, artisanes très habiles, qui côtoyaient les Dames de Sainte-Anne, bénévoles empressées. De son côté, la salle paroissiale rassemblait plusieurs groupes, officiels ou informels.
Havre Saint-Pierre possède des maisons de colons qui se ressemblent toutes, qui mesurent sept mètres par sept et qui sont dotées d'une petite rallonge servant de cuisine d'été. Les rues, elles, évoquent la vie cayenne (ci-dessous) depuis 1975. La chanson est présente à travers des interprètes comme Caroline Jomphe, Manuel Gasse et Cap-Blanc, tandis d'autres personnalités se sont forgées au fil des ans : le peintre Marcel Tubis et le poète Roland Jomphe sont reconnus à travers tout le Québec, et les romancières Christine Cormier et Tania Boulet laissent à ce jour des œuvres empreintes de la vie nord-côtière. N'oublions pas Guy Trépanier, compositeur célèbre de bandes sonores pour les téléséries et des films québécois. Bienvenue à Havre Saint-Pierre !
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