Mardi 9 avril 2019
Tout le monde vous le dira : la floraison des cerisiers au Japon est une véritable institution et un moment important dans la vie des Japonais. Il s'agit là, année après année, du réveil de la nature après un hiver souvent rigoureux, et d'une première occasion de sortir en famille ou entre amis pour pique-niquer sous les arbres couverts de pétales. Cet événement porte un nom, le Sakura, et ce moment de convivialité entre Japonais,celui de Hanami.
Mes voyages me conduisent cette fois à Tokyo (Japon) alors que la saison des cerisiers en fleurs a déjà commencé depuis un mois. Et de me rendre à Meguro Gajoen pour découvrir la dernière exposition de l'endroit, « Blooming Sakura at Hyakudan Kaidan », laquelle illustre justement la floraison des cerisiers sous différentes formes : peintures, costumes de kabuki, arrangements floraux, poteries...
Je suis une fois encore accueilli avec gentillesse par le personnel du musée et ai le plaisir de noter une amélioration de taille : l'affichage des informations des œuvres présentées en japonais...et en anglais. Je parcourrai ainsi les salles de l'exposition en cours avec la sensation de profiter pleinement de ces œuvres en pouvant en lire facilement le titre. Une œuvre retiendra tout particulièrement mon attention, à savoir une superbe tenue vestimentaire (ci-dessous) utilisée dans une des célèbres pièces du kabuki (théâtre nippon), Sukeroku, plus communément appelée « La Fleur d'Edo ». Cette pièce de théâtre est issue de l'histoire revancharde des frères Soga : Juro (l'ainé) et Goro Soga sont les protagonistes de ce qu'on considérera alors comme une vendetta. L'action a lieu durant le 12è siècle, au Japon, alors que le père des deux frères perd la vie dans un probable règlement de comptes. Dès lors, les deux fils n'auront de cesse de se préparer à venger leur père, en devenant les meilleurs combattants au sabre. Et de s'attaquer bientôt à Minamoto no Yoritomo, premier shogun et fondateur du shogunat de Kamakura. Juro périra durant l'attaque et Goro sera exécuté plus tard. Dans une autre salle consacrée aux artistes de Kaminote, j'aperçois une superbe hagoita (deuxième photo ci-dessous), une raquette en bois de forme rectangulaire traditionnellement destinée au jeu de hanetsuki, même si l'objet est plus souvent arboré à des fins ornementales. L'hagoita est en effet offert en guise de porte-bonheur lors d'une naissance afin d'éloigner les mauvais esprits du nouveau-né. Cette tradition, qui remonte au 17è siècle, n'a en rien affecté l'artisanat ce cet hagoita décoratif qui reste à ce jour monnaie courante. La raquette est ainsi vendue dans les foires traditionnelles, sous le nom de hagoita ichi, et généralement au mois de décembre. On en trouve aussi dans les sanctuaires tokyoites (Asakusa Jinja ou Furukawa Fudo).
Tout d'abord, rappelons que le terme sakura décrit les cerisiers ornementaux du Japon et leurs fleurs. On compte plus de 600 variétés de sakura qui se différencient par leur nombre de pétales, la couleur des fleurs et des jeunes feuilles, la période de floraison ou le port de l'arbre. Les fleurs vont ainsi du blanc au rouge foncé en passant par toutes les nuances du rose pâle. Les espèces de sakura les plus courantes au Japon sont le Prunus serrulata (cerisier du Japon), le Prunus speciosa (cerisier d'Izu Oshima), le Prunus sargentii (cerisier d'Ezo) et le Prunus xyedoensis (cerisier Yoshino, la variété la plus populaire auprès des Japonais).
Ce cerisier Yoshino porte des fleurs d'un blanc presque pur et teinté d'un rose très pâle surtout au niveau de la tige. D'une beauté éphémère, ces fleurs disparaissent généralement une semaine avant l'apparition des feuilles. L'arbre, originaire de l'ancien village de Somei (une bourgade désormais intégrée à l'arrondissement tokyoïte de Toshima), serait un hybride développé au milieu du 19è siècle dans la région d'Edo (actuelle Tokyo). D'autres espèces cohabitent dont le yaezakura, avec ses grandes fleurs de plus de cinq pétales rose foncé, le shidarezakura (cerisier pleureur) qui offre des cascades de fleurs roses, le yamazakura (cerisier de montagne), l'Edo higan, le mamezakura et le kanhizakura. Ces variétés se classent en fait en deux catégories : les variétés sauvages (une dizaine d'espèces dans le pays) et les cultivars de jardins..
Ces sakura tiennent une place de premier choix dans la plupart des jardins japonais et des parcs publics, écoles et bâtiments publics. Et la floraison des cerisiers de coïncider avec le début des années fiscale et scolaire sur l'île de Honshu. Il y a cependant quelque chose d'éphémère dans cette explosion florale qui caractérise le caractère passager de la beauté et de la vie. L'arbre symbolise ainsi le fameux concept esthétique japonais, appelé mono no aware (sensibilité pour l'éphémère).
Le sakura a aussi une relation avec la mort, et donc avec les samouraïs (membres de la classe guerrière féodale) et les bushis (guerrier gentilhomme), un rapport qui se poursuivra même avec la classe guerrière durant la Seconde Guerre mondiale, dès lors que le gouvernement nippon utilisait l'association entre la floraison du sakura et une vie courte pour encourager les soldats à mourir pour leur pays. Le poète Akiko Yosano comparera lui aussi les soldats morts à des cerisiers en fleurs, pendant que les autorités faisaient croire à la population que l'âme des guerriers disparus allaient se réincarner en...sakura. Les pilotes de l'aviation japonaise ne peignaient-ils pas des fleurs de cerisier sur les flancs de leur appareil avant de partir en mission suicide ? Certains emportaient aussi des branches de cerisiers avec eux. Lors de l'occupation japonaise, il était de coutume de planter des cerisiers représentant l'âme japonaise dans les colonies conquises par l'Impérialisme nippon. Aujourd'hui, militaires et policiers utilisent encore ces fleurs comme emblèmes, drapeaux et insignes à la place d'étoiles. Et la fleur de cerisier de rester teintée d'une note de nationalisme, aux côtés de la fleur de chrysanthème. Les peintures de style yamato-e comportaient déjà la figuration des fleurs de cerisier comme motif purement japonais, en réaction à la peinture chinoise. Bref, la floraison des cerisiers reste l'un des évènements naturels les plus marquants se déroulant au printemps. D'où l'utilisation du terme sakura pour symboliser le printemps dans l'ukiyo-e, tout particulièrement dans les peintures de saison (shiki-e) et les vues célèbres (meisho-e). Les artiste japonais ont toujours été inspirés par la floraison de ces cerisiers, tant dans la littérature (manga et anime), la peinture, les danses traditionnelles que dans le théâtre et la religion (bouddhisme et shintoïsme). Le sakura est enfin très présent dans la musique (comme dans la célèbre chanson populaire « Sakura,Sakura ») et même sur les kimonos, les articles de papeterie et la vaisselle.
Tous les ans, l'agence météorologique japonaise suit le front de floraison des cerisiers avec l'ensemble de la population. Et les journalistes de donner les dernières prévisions dans ce domaine après le bulletin météorologique du journal télévisé. Cette floraison débute dans l'archipel Okinawa en janvier, atteint en général Kyoto et Tokyo fin mars-début avril (excepté la Péninsule d'Izu, au sud-ouest de Tokyo), pour arriver sur l'île d'Hokkaido quelques semaines plus tard. Les Japonais écoutent avec attention ces prévisions afin de mieux préparer la « contemplation des fleurs » (ou hanami) en famille ou entre amis, dans les parcs ou les temples, rassemblés autour d'un pique-nique.
Cette pratique du hanami remonte à plusieurs siècles, plus précisément durant la période Nara, à l'époque où la dynastie chinoise Tang influença fortement le Japon, en apportant entre autres cette coutume consistant à apprécier les fleurs. Il s'agissait alors de fleurs d'ume (abricotier du Japon) devant lesquelles les Japonais tombaient en extase. Il faudra attendre la période Heian pour que les sakura retiennent véritablement l'attention. Jadis, les sakura étaient utilisés pour déterminer le début de saison de la plantation du riz, tandis que les gens faisaient des offrandes aux pieds des cerisiers car ils croyaient à l'existence des dieux à l'intérieur des arbres. Et de boire le saké à l'issue de cette offrande. L'empereur Saga, qui donna son nom à la région de Sagano et vécut à la période Heian, adaptera cette coutume et organisera de somptueuses fêtes de « contemplation des fleurs » avec saké et mets variés, sous les branches des cerisiers en fleur de la cour impériale à Kyoto. On écrivait alors des poésies louant la délicatesse des fleurs, qui seraient à l'origine de cette coutume du hanami. Coutume d'abord limitée à l'élite de la cour impériale, avant d'être étendue aux samouraïs, puis à l'ensemble de la population à partir de la période Edo. Et le peuple de faire du hanami, le loisir (rakugo) préféré des gens.
Le moment le plus apprécié des Japonais est sans doute l'apparition des premières fleurs (kaika), un moment guetté par les photographes. Autre instant intense, le pic de la floraison (mankai). On boit alors de l'alcool (même trop parfois) pour fêter l'évènement. Et ce peuple que j'apprécie beaucoup de s'émerveiller au point de suivre jour après jour, heure par heure, l'éclosion des sakura et sa progression. Cette ligne de front (sakurazensen) permet en effet de connaître le moment où les cerisiers éclosent. Les parcs d'Ueno et de Shinjuku, les jardins Hama-Rikyu et de Koishikawa Koraku de Tokyo (pour ne parler que de cette ville!) et bien d'autres encore sont alors littéralement envahis par une foule enthousiaste et admirative. Et si c'était çà le bonheur !
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