Dimanche 9 août 2020
Retour sur l'exposition collective « Et vous ? Êtes-vous plutôt crêpe ou galette ? » pour nous intéresser cette fois au regard de ces mets gastronomiques bretons portés par le Musée de l'ancienne abbaye de Landevennec (29), à savoir : Quand la crêpe devint bretonne, retour sur une invention...souvent controversée ! Bernard Hulin, Conservateur du musée et instigateur de cette exposition s'interroge. En Bretagne, la crêpe est une évidence mais pourquoi ce plat qui est si répandu dans le monde est-il autant associé à cette région ? A quand remontent ses origines ? Quelle fut sa forme originelle ? La crêpe bretonne ne se résumerait-elle finalement pas à une seule recette ? Autant de questions auxquelles cette visite va tenter de répondre.
Plat somme toute ordinaire dans une région où les céréales non panifiables ont très vite prospéré, crêpes et galettes ont peu à peu acquis leurs lettres de noblesse en Bretagne. En revanche, on note qu'aucune définition de la crêpe ne fait l'unanimité et qu'elle fait régulièrement l'objet de définitions tranchées, voire contradictoires avec pour seul objectif de décrocher une garantie d'authenticité. L'exposition aborde ces définitions : Y a t-il une crêpe bretonne ? Peut-être mais convenons qu'il en existe une multitude de recettes rien que dans cette région. De plus, crêpes et galettes ne sont pas spécifiquement bretonnes car on en trouve sur tous les continents. Plus qu'une recette, ce mets est un ensemble de caractères et surtout un geste qui définit la crêpe bretonne : d'un point de vue lexical, l'Ouest de la région parle de « crêpe de sarrasin » quand l'Est parle de « galette » (ne réservant le terme crêpe qu'aux préparations à base de froment). Et la distinction crêpe/galette de se superposer à une frontière linguistique située entre la « Basse-Bretagne » bretonnante (à l'ouest) et la « Haute-Bretagne » de langue gallèse (à l'est). En breton, la « galette » fait référence à une préparation plus épaisse que la crêpe. Or, les crêpes fines sont souvent privilégiées en Basse-Bretagne, comme j'ai pu moi-même le constater dans mes déplacements. Autre critère, celui de la pâte utilisée : en Haute-Bretagne, on revendique souvent une recette « 100% sarrasin, eau, sel » tandis qu'en Basse-Bretagne, les crêpières peuvent ajouter, selon les endroits, un peu de froment, des œufs ou du lait à leur pâte de blé noir. Ainsi, d'un village à l'autre, les recettes changent-elles tout en restant parfaitement authentiques.
Mais alors, à quoi reconnait-on la crêpe bretonne ? D'abord à l'utilisation fréquente de la farine de sarrasin pour confectionner sa pâte. Vous me direz qu'il existe des « galettes » en Normandie et des tourtous à la farine de sarrasin en Corrèze...sans parler que notre crêpe peut aussi être une crêpe de froment. Autre facteur déterminant de la crêpe bretonne, sa consommation quotidienne, en tant qu'aliment de base pour la population armoricaine jusqu'au 19è siècle, voire milieu du 20e siècle. Oui mais, me direz-vous, le pain lui aussi était consommé par cette même population à la même époque, et la crêpe de sarrasin d'affronter alors plusieurs concurrents dont la pomme de terre. Dernier facteur, notre crêpe bretonne se retourne et est confectionnée à l'aide d'un outillage spécialisé, une poêle à crêpes (aussi appelée tuile ou pierre en Haute-Bretagne, ou encore billig en Basse-Bretagne) souvent sans manche ni rebords et un râteau (rouable en gallo et rozell en breton) pour étaler la pâte. C'est ce geste qui définit bel et bien la tradition de la crêpe en Bretagne.
Dans le reste du monde, ingrédients et modes de cuisson varient d'un pays à l'autre. Comme en Amérique centrale où l'on cuit la tortilla à la poêle, ou en Asie, où l'on parle de banh trang de riz préparée à partir d'une pâte liquide cuite à la vapeur. Certaines recettes ont marqué plus que d'autres comme les blinis, pancakes et autres chapati, les crespelles (Italie), les filloas (en Galice, Espagne) ou le Matafan (en Provence et en Savoie). Terminons sur le far, autre spécialité bretonne, pouvant, tout comme la crêpe s'accommoder de farines non panifiables et d'une cuisson plus économique que pour le pain. Vous le voyez, l'éventail est large.
Remontons à la source de cette exposition : en 2015, le musée de l'ancienne abbaye de Landévennec fit réaliser des analyses par le laboratoire Nicolas Garnier sur des céramiques du 13e siècle découvertes sur le site et assimilées par les archéologues à des « galettières ». Il s'agit là d'une étude sans précédent qui permit de révéler l'utilisation de beurre à une température de cuisson supérieure à 240°C, d'où le thème de cette exposition : à quand remonte la crêpe bretonne ?
Le terme « galettière » désigne un plat en terre cuite de forme circulaire aux rebords peu élevés, qui marque cependant des différences selon les époques et les endroits. Les galettières les plus courantes sont fabriquées en « céramique onctueuse », une argile locale qui offre un toucher doux et cuit à faible température tout en procurant au plat une bonne résistance aux chocs thermiques. Souvent de grandes tailles, celles-ci datent d'une période s'étalant du 11e au 16e siècle. Dans le Nord Finistère, les archéologues mirent au jour des récipients similaires fabriqués dans une argile différente, de dimension plus petite et à rebords en forme de collerette, le tout supportant une cuisson à température plus élevée (datation : 10e-13e siècles). On note qu'à partir des 14e-15e siècles certains plats comportent une « glaçure » qui imperméabilisent le fond. On retrouvera la trace de tels plats jusqu'à Guérande (44) mais les plus nombreux seront découverts dans le Finistère sur des sites de châteaux, de monastères ou d'habitats paysans.
La science, qui fait des miracles, rend désormais possible la découverte de produits laitiers, d'huile d'olive ou d'écorce de bouleau dans les poteries très anciennes grâce à des biomarqueurs d'échelle moléculaire. Revenons d'abord sur les traces apparentes, comme cette suie qui apparaît sur la partie extérieure de nombreuses galettières bretonnes, qui témoignent d'une cuisson au-dessus d'un foyer, plutôt qu'une cuisson au four à bois. D'autres traces se font jour au fond de certaines galettières, une sorte de matière sombre ayant pénétré la terre cuite en profondeur qui ressemble à une substance graisseuse. Le laboratoire analysa ces traces grâce au procédé de chromatographie (séparation des composés chimiques) et en utilisant la spectrométrie de masse (à la recherche des biomarqueurs, véritables signatures des matériaux). Et les scientifiques d'avoir découvert des traces de...beurre et de réchauffage répété de celui-ci à des températures de 240°C. De quoi rendre ces résultats compatibles avec l'utilisation des plats comme galettières à condition de retourner la crêpe avant qu’elle ne carbonise !
L'exposition nous révèle également le chemin parcouru par la crêpe bretonne du paysan jusqu'au touriste : Il faut attendre l'époque dite moderne (15e-18e siècles) pour qu’apparaissent les premiers témoignages écrits sur l'utilisation du rozell, ce râteau utilisé pour étaler la pâte. C'est à cette époque que le sarrasin fait son apparition dans la région et trouvera dans la crêpe son plus fervent soutien. Crêpes et galettes de sarrasin prennent ainsi racine dans l'alimentation des populations rurales, puis des milieux ouvriers. Plusieurs siècles seront en revanche nécessaires avant que le touriste n'apprécie à sa juste valeur ce mets gastronomique. Les premières traces écrites mentionnant la culture du sarrasin dans notre pays remontent donc au 15e siècle, mais des traces de pollens attestent de sa présence dès ...l'Âge de Fer. A partir du siècle suivant, cette plante qui s'adapte bien aux sols acides croit rapidement dans le massif armoricain, même si sa culture est moins valorisée que celles du froment ou du seigle. Moins commercialisé, il sera aussi moins taxé et donc plus abordable auprès des populations pauvres qui en produiront pour leur propre consommation. Au point d'en faire leur principale source de nourriture dès le 17e siècle dans le Grand Ouest. Moins adaptée à la fabrication du pain, la farine de sarrasin est surtout utilisée en bouillie, en crêpes et en galettes. Et paradoxalement, c'est l'essor de la métallurgie à partir du 16e siècle qui va venir au secours de la crêpe, en permettant la production de poêles, certains parlant alors de galettières en fer, d'autres de simples plaques de fer. Et les galletières en fonte d'apparaitre à leur tour à la fin du 18e siècle. De même, certains foyers traditionnels bretons seront équipés de « poêle à crêpes », sorte de cuisinière en pierre, principalement utilisé pour confectionner le mets. Sa forme en double-foyer permettait de cuire simultanément deux crêpes, surtout en Basse-Bretagne. On en répertoria quelques exemplaires sur la Presqu'île de Crozon, dans les Monts d'Arrée et dans la région de Quimperlé, souvent retrouvés à l'intérieur d'anciens logis désaffectés, d'étables ou de laiteries...La plupart datant du 19e siècle.
Cette crêpe qui constitua longtemps une part conséquente de l'alimentation des Bretons intéressera peu intellectuels et écrivains avant ce 19e siècle. Le premier dictionnaire breton, la Catholicon de Jehan Lagadeuc, paru en 1464, traduira le terme « crampoezenn » par l'ancien français « craipe », sans autre précision, en se contentant toutefois de suggérer un outil spécialisé, le scliscen crampoez (le fameux spanell). En 1732, Grégoire de Rostronen déclinera l'entière panoplie du crêpier (pilicq-crampoës) ou « galettoire », dans son dictionnaire, puis Albert Le Grand (en 1637) mentionnera dans son ouvrage la crêpe comme plat populaire local. C'est que le mets mettra du temps pour de faire accepter face aux réserves des lettrés de passage, médecins ou touristes fortunés au 19e siècle. Certains décriront la crêpe comme une galette « à la consistance de cuir et l'apparence de la pire nourriture jamais conçue » (Adolphus Trollope). Aux 18e et 19e siècles, le sarrasin sera même recommandé aux très jeunes enfants et aux malades malgré les réserves de certains membres du corps médical. Ainsi, en 1779, un médecin rennais notera que les paysans « se nourrissent fort mal » avec cette pâte de blé noir non levée...d'autres avançant même que cette nourriture favorisait le développement de la tuberculose.
Il faut dire que la crêpe, durant les années 1840, apparaît comme un piètre substitut au pain. D'abord aliment de première nécessité, elle gagnera peu à peu ses lettres de noblesse: trempée dans la bouillie, le cidre, le lait... ou le potage,la crêpe accompagnera pommes de terre, lard froid et saucisse chaude, voire parfois œufs ou beurre fondu. Des marchands de crêpes sont attestés dès le 18e siècle (huit à Quimperlé vers 1740 et quatre à Rennes en 1760). Et les crêpiers et crêpières ambulants d'officier sur les marchés au début du 20e siècle, les mets étant alors consommés debout sur place ou emportés pour être mangés plus tard. Viendra ensuite l'invention de la crêperie autorisant une consommation plus sédentaire de la crêpe dès le 19e siècle. Celle-ci est alors proposée avec cidre ou vin comme à Paris dans les années 1900. L'entre-deux guerres voit la multiplication de ce genre d'établissements dans les grandes villes bretonnes, à Paris et au Havre. La diffusion de la billig vers 1950 offrira aux crêpiers un meilleur contrôle de la température et de la durée de la cuisson, tandis que l'essor de l'industrie agro-alimentaire donnera accès à un large éventail de garnitures.
Crêpes ou galettes, le mets a de multiples visages : fines ou épaisses, de froment, au blé noir, à l'orge ou à l'avoine, la Bretagne du 19e siècle la voit d'un œil différent. Pour certains observateurs, l'une et l'autre se distingue que par son épaisseur tandis que d'autres accordent davantage d'attention à la farine entrant dans sa composition. Quoiqu'il en soit, ce plat de la gastronomie bretonne deviendra à juste titre un marqueur de l'identité régionale au siècle suivant, malgré le déclin constant de la culture du sarrasin dans notre pays. De là à considérer la crêpe comme un plat folklorique...Il reste que ce mets à l'histoire méconnue reste plus que jamais populaire, sous des formes variées et diverses. Alors ? Crêpe ou galette ?
INFOS PRATIQUES :
- Exposition « Et vous ? Êtes-vous plutôt crêpe ou galette ? », au Musée de l'ancienne abbaye de Landévennec (29), jusqu'au 1er novembre 2020. Tél : 02 98 27 35 90. https://www.musee-abbaye-landevennec.fr
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Sur place, procurez-vous l'ouvrage « Et vous ? Êtes-vous plutôt crêpe ou galette ? (Editions Coop Breizh) illustré de superbes photos. 120 pages, 19,90€. Disponible en langue bretonne ou française.
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Mes vifs remerciements à Bernard Hulin, conservateur du musée et à Guénolé Ridoux, chargé des expositions pour leur accueil et leur expertise.