Exposition "Peindre hors du monde, Moines et Lettrés des dynasties Ming et Qing" (Musée Cernuschi, Paris, France)
Lundi 24 janvier 2022
L'exposition qui nous intéresse aujourd'hui présente pour la première fois plus de cent chefs-d'oeuvre de la peinture chinoise ancienne. Ces peintures et calligraphies exceptionnelles, nées du pinceau des plus grands maitres des dynasties Ming (1368-1644) et Qing (1644-1912), ont été rassemblées patiemment par le collectionneur Ho lu-kwong, qui, selon la tradition chinoise, leur a donné le nom de Chi Lo Lou, « le pavillon de la félicité parfaite ».
Ho lu-kwong, qui n'était pas un artiste, a néanmoins eu le mérite d'apporter une certaine vision de l'histoire de la Chine et de son art. On s'accorde à dire que le cœur de la collection « Chi Lo Lou » est constitué de peintures et calligraphies datées de la période de transition dynastique entre les Ming et les Qing, époque troublée au cours de laquelle de nombreux intellectuels feront le choix de se retirer « hors du monde ». Et les peintures de paysages de cette collection de refléter les sentiments d'intégrité et de loyauté qui animaient les artistes d'alors.
Les lettrés chinois de l'ancien temps avaient pour coutume de donner à leur studio un nom littéraire, qui exprimait à la fois leur personnalité et leurs aspirations. Ho lu-kwong eut l'idée de prolonger cette tradition en nommant sa collection Chi Lo Lou « le pavillon de la félicité parfaite », un terme qui illustre la joie inséparable de la contemplation de chefs-d'oeuvre et l'accomplissement d'une action généreuse. Une collection, débutée dans les années 1950 afin de préserver un patrimoine menacé à plus ou moins long terme. Cette collection est renommée pour ces peintures et calligraphies Ming, plus particulièrement sur une période située entre le milieu de 15ème et le début du 18ème siècle.
L'apogée de la dynastie Ming sera marquée par une prospérité remarquable du sud de la Chine, qui accompagnera une renaissance culturelle. Quelque décennies plus tard, le régime politique s'affaiblira, aboutissant à la prise de Pékin par des rebelles en 1644. Les forces mandchoues, qui faisaient le guet près de la Grande Muraille, progresseront alors en direction du sud, et quarante années après l'établissement de la dynastie Qing suffiront pour annihiler l'espoir chez les loyalistes Ming. Durant trois siècles faits de grandeurs et de misères, les aspirations millénaires des lettrés seront de se retirer du monde pour vivre dans les forêts et les montagnes afin de donner un sens nouveau à leurs œuvres.
L’exposition que nous offre le musée Cernuschi comporte huit parties :
Le premier volet est consacré aux Aspirations à la vie retirée, avec les jardins et les paysages de Wu. Sous les Ming, la région du Jiangnan (au sud du fleuve Yangzi) connait à l'époque une prospérité remarquable. Relativement éloignée de Pékin, celle-ci comprend plusieurs villes dont Nanjing, Hangzhou et Suzhou, qui sont autant de foyers artistiques. L'école de Wu (anciennement de Suzhou) rassemble les artistes natifs et actifs de cette cité aux 15ème et 16ème siècles. Son fondateur est Shen Zhou, tandis que Wen Zhengming, le plus éminent représentant de l'école, est à l'origine d'une célèbre lignée de peintres. Economiquement prospère, la région de Suzhou doit son essor à la riziculture et la sériciculture. Des revenus fonciers et le soutien des classes marchandes permettent aux lettrés de s'investir dans les activités culturelles (littérature, calligraphie et peinture) tandis que bon nombre d'intellectuels (dont des candidats malheureux aux examens administratifs) font le choix d'échapper à l'instabilité de la vie mandarinale, dont fait partie Shen Zhou, Zengming et Zhu Yunming. Autant de candidats à une vie retirée, laquelle deviendra une aspiration partagée par beaucoup de lettrés, comme en témoignent le goût des voyages et la vogue des jardins à Suzhou. Par voie de conséquence, la retraite loin du monde et la figure de l'ermite s'imposent alors comme des thèmes majeurs de l'école de Wu. Et le paysage de compter parmi les thèmes favoris des peintres, en tant que lieu de retraite par excellence. Les demeures et autres studios entourés de jardins, endroits propices à la lecture, à l'écriture et à la méditation, sont aussi des thèmes courants.
La deuxième partie de l'exposition s'intéresse à Dong Qichang et à l'art de la référence. Abordée sous l'angle artistique, la fin de la dynastie Ming est en effet dominée par ce personnage qui est tout à la fois peintre, calligraphe, critique et collectionneur. Ce grand lettré développe une vision de l'art indissociable des œuvres du passé. Ses écrits permettent d'identifier les lignées de peintres à travers une généalogie stylistique recouvrant plusieurs siècles. Ces anciens maitres qui deviennent ainsi les figures centrales de la théorie artistique de Dong Qichang, influencent également sa peinture. Ce qui explique pourquoi de très nombreuses œuvres de sa main portent une inscription mentionnant qu'elles ont été réalisées dans le style de tel ou tel artiste. Cette pratique consistant à prolonger l'oeuvre picturale à travers des notes manuscrites permettait aux peintres chinois de formuler leurs références. Tantôt ils rendaient hommage à un maitre, tantôt ils s'inscrivaient dans une lignée de créateurs, en se faisant les témoins de leur art pictural et de leur culture artistique. Et ces artistes d'alors de faire de l'art de la référence un mode de création à part entière en invoquant les peintres du passé. L'oeuvre de Dong Qichang se mesure d'abord auprès d'artistes comme Chen Jiru, originaire de Huating, c'est à dire de la même région que Dong Qichang. Cependant, l'art de la référence va bien au-delà de ce cercle lettré puisqu'il sera aussi pratiqué par des artistes professionnels comme Zhang Hong ou Lan Ying. Ce dernier composera en effet douze peintures verticales se référant chacune à un maître du passé différent pour former la série monumentale de la collection Chih Lo Lou.
En troisième partie, abordons à présent la calligraphie et l'expression personnelle à la fin des Ming : les périodes troublées qui précèdent la chute de la dynastie Ming en 1644, voient l'apparition d'une forme nouvelle de calligraphie, qui correspond à un nouvel âge d'or de la cursive, ce style elliptique dont les mouvements enchainés donnent de temps en temps l'illusion d'un trait de pinceau unique, qui court de bas en haut de longs rouleaux verticaux. Cette période valorise l'étrangeté qui est considérée comme le signe d'une expression authentique. Autant de conceptions partagées par de nombreux lettrés, depuis Zhang Ruitu, jusqu'à Fu Shan, qui préfère « le gauche à l'utile » et « le laid à l'élégant »... En Chine, la calligraphie est souvent comparée à l'image de l'homme. Et les œuvres cursives des maitres du 17ème siècle d'être considérées comme l'expression d'un moi profond. C'est ainsi que le trait de pinceau d'un Huang Daozhou ou d'un Kuang Lu témoigne d'une loyauté sans faille qui se manifeste dans les soubresauts historiques de la fin de la dynastie Ming. Face aux forces des Mandchous, fondateurs de la nouvelle dynastie, ces deux fonctionnaires intègrent choisiront la mort volontaire. D'autres lettrés fidèles aux Ming (comme Eou Zhilin ou Fu Shan) refuseront de servir le nouveau pouvoir et se tiendront à l'écart de la vie officielle.
La quatrième partie est consacrée aux paysages idéaux, rêvés et réels. L'album demeure l'un des supports classiques de la peinture en Chine. Feuilleté comme un livre, il peut évoquer les étapes d'un voyage tout en donnant à voir une série de vues imaginaires héritées d'une longue tradition littéraire et picturale. Les trois albums exposés dans cette partie d'exposition présentent des paysages se référant à la nature vue sous l'angle réaliste du récit de voyage ou idéalisé de la poésie. L'album de Huang Xiangjian retrace son long périple, en relatant la grandeur et les dangers des paysages traversés tout en exprimant la piété filiale exceptionnelle capable de motiver un voyage de plus de 6000 kilomètres. Composé d'esquisses consignées en route, cet album est accompagné d'inscriptions relatant des anecdotes de voyage et des impressions laissées par les paysages. Quant à l'album de Gao Jian, il est constitué de scènes inspirées de poèmes célèbres de Tao Yuanming évoquant les aspirations de la vie rurale de son auteur, loin de la vie officielle. Gao Jian s’affranchit du fil de la narration pour privilégier l'évocation d'un lieu de retraite correspondant à l'idéal des lettrés. Enfin, l'album de Yun Shouping comprend, lui aussi, annotations poétiques composées par le peintre lui-même et calligraphiées de sa main, et parties intégrantes des paysages représentés. L'équilibre entre calligraphie et peinture, évocation des anciens et interprétation personnelle, font de ces feuilles l'un des des chefs-d'oeuvre de la collection Chih Lo Lou
En cinquième partie, intéressons-nous aux quatre Wang, symbole de nouveau classicisme. Des personnages qui incarnent la transmission de l'héritage pictural de Dong Qichang durant la transition dynastique troublée. Si les quatre portent le patronyme de Wang, seuls deux appartiennent à la même famille. En revanche, ces quatre-là forment une lignée artistique exceptionnelle dont l'influence se prolongera jusqu'à la fin du 20ème siècle. Wang Shimin, haut fonctionnaire sous les Ming, est le disciple de Dong Qichang. Collectionneur et peintre, il joue le rôle de passeur, puisqu'il ouvre sa collection à Wang Jian, également influencé par Dong Qichang, avant de transmettre son savoir à son petit-fils Wang Yuanqi, puis de soutenir un certain Wang Hui, artiste descendant d'une famille de peintres. Les liens entre les quatre Wang sont constitués par des relations personnelles et des références picturales communes. Et les œuvre présentées dans cette partie d'exposition témoignent de leur admiration pour Huang Gongwang, l'un des maitres de la dynastie Yuan. Ce nouveau courant artistique sera adopté avec succès à la cour impériale, avant de devenir majeur au 18ème siècle et de représenter à lui seul une forme de classicisme.
Le sixième volet, lui, est consacré à Bada Shanren et Shitao : « Zhu Da » dit Bada Shanren et «Zhu Ruoji», dit Shitao sont tous deux issus de la famille impériale Ming. Après la chute de la dynastie, ils sont contraints de revêtir la robe monastique, le premier dans un temple bouddhiste de montagne et le second dans un monastère. Toutefois, le parti pris de chacun d'entre eux diffère puisque Bada Shanren reste fidèle aux Ming alors que Shitao se fonde dans le nouvel ordre politique. Leurs courants artistiques divergent également : Bada Shanren a pour sujet de prédilection les poissons et les oiseaux tandis que Shitao aborde tous les genres, dont le paysage, en transposant sites mythiques ou réels dans un univers très personnel.
La septième partie est dédiée à l'invention des Monts Huang. Une fois tombée la dynastie des Ming, les lettrés s'aventurent, sillonnent les sentiers des Monts Huang (Monts jaunes) et les rendent célèbres par leurs poèmes et leurs récits de voyage. Les textes décrivent tour à tour des pics vertigineux, des grottes et des cascades, des pins tortueux et des mers de nuages qui viennent nourrir les compositions des peintres. En moins d'un siècle, ces monts reculés et inconnus deviennent une destination de voyage, un lieu de retraite et une source d'inspiration sans égal dans le monde chinois, même si, pour certains contemporains, cette vie retirée en un lieu épargné par les armées mandchoues s'apparente à un refus d'allégeance vis à vis du nouveau pouvoir. Quoiqu'il en soit, les Monts jaunes demeurent le lieu élu des peintres, dont Hongren, Mei Qing et Shitao qui les représentent dans des dizaines de peintures mettant à l'honneur les paysages grandioses. L'oeuvre de Mei Qing, « Les Monts Huang » se décline ainsi en quatre rouleaux dépeignant des sites précis dont les noms renvoient à des univers taoïste et bouddhiste.
Cette magnifique exposition s'achève avec une huitième partie intitulée « De Nanjing aux Monts Huang, foyers de création et circulation des peintres ». Les peintures chinoises révèlent la trace des échanges dont elles ont fait l'objet par les inscriptions et les sceaux qui y sont apposés. Autant d'éléments qui trahissent souvent des liens entre des personnalités d'une même ville ou d'une même région. A l'époque troublée de la transition dynastique, les lieux de refuges comme les montagnes deviennent aussi des lieux de rendez-vous pour les peintres. Le lieu de villégiature est d'ailleurs déterminant dans le développement du style et de la carrière des artistes. Quelques-uns des peintres les plus renommés de la dynastie Ming (dont ceux de l'école de Jinling) étaient ainsi associés aux centres urbains. A l'inverse, les représentants de l'école des monts Huang vivaient dans des endroits reculés. La reddition pacifique de Jinling (Nanjing) aux Mandchous lui permettra de prendre son essor au début de la période Qing. Des centaines de peintres s'y exprimeront alors, parmi lesquels Gong Xian, réputé pour son style dense et ses forts contrastes de lumière. Ou Cheng Sui, Kuncan ou Xiao Yuncong (dont on peut admirer une des œuvres ci-dessous) qui résideront épisodiquement à Nanjing tout en gardant le contact avec leurs provinces d'origine. La circulation des artistes inclut bien sûr des séjours dans les montagnes célèbres. Et les monts Huang d'avoir donné naissance à une école, dont Hongren reste le plus éminent des représentants. Cet artiste partagera avec Dai Benxiao et Zha Shibiao une admiration pour Ni Zan, dont les compositions épurées sont en accord avec leur vision de paysage ascétique.