Vendredi 19 décembre 2014
Japonais et visiteurs de passage ont jusqu'au 8 mars 2015 pour se rendre à l'exposition consacrée à la capitale nippone Edo/Tokyo, Tokyo d'hier et d'aujourd'hui. A l'époque féodale, l'actuelle préfecture tokyoite faisait partie de la Préfecture de Musashi (et du domaine du clan Go-Hojo, sous la période Sengoku). En 1590, ce clan offrira les neuf provinces de la région du Kanto au victorieux général Tokugawa Ieyasu, qui installa un gouvernement militaire à Edo (l'actuelle Tokyo), future capitale du pays du soleil levant, forte aujourd'hui de 13 millions d'habitants (37 en comptant la banlieue). Ieyasu Tokugawa choisit alors ce qui n'était qu'un petit village centrée autour d'un château érigé en 1457, pour servir de capitale à son domaine. A l'issue de la bataille de Sekigahara, Ieyasu devint shogun et Edo devint, de fait, le centre politique du pays, même si Kyoto demeurait la capitale comme lieu de résidence des empereurs.Cette ville qui se développa autrefois autour du Château d'Edo, lieu de vie du Shogun, abritait également quantité de samouraïs, d'artisans et de commerçants, autant de personnes alors au service de l'hôte shogunale. Il devint bientôt nécessaire d'organiser l'acheminement de l'eau au sein de cette ville tant pour abreuver la population que pour permettre aux premiers pompiers d'éteindre les incendies qui se produisaient de temps à autre. Cette section de l'exposition décrit la vie de l'ancienne capitale, Edo, du temps du shogun. On y apprend qu'incendies et disputes sont les fleurs d'Edo. En effet, les maisons étaient à l'époque construites en bois et collées les unes contre les autres. L'incendie s'y propageait rapidement comme cette année 1657, lorsqu'un gigantesque incendie (incendie de Meireki) détruisit la plus grande partie de la cité (y compris le donjon du château, qui ne sera jamais reconstruit). La ville est ainsi régulièrement rasée par le feu. On comptera plus de 85 incendies dans son histoire. Rien qu'entre 1601 (l'année qui suivit la bataille de Sekigahara) à 1867 (retour à la souveraineté), on comptera 49 grands incendies (sur un total de 1798 durant cette même période). Les trois plus grands sinistres restent les incendies de Meireki (en 1657), Meiwa (en 1772), et Bunka (en 1806). Le feu était utilisé quotidiennement par la population (pour la cuisson et l'éclairage) et donnaient parfois même lieu à des incendies volontaires. Des recherches établirent qu'un certain nombre d'habitants avait pu être fasciné par le spectacle des flammes, mais que l'absence d'un système politique unifié de la ville en matière de lutte contre l'incendie, puis l'existence d'une certaine fatalité de la part de la population, avaient pu favoriser ces incendies. L'explosion de la population (de 400 000 habitants en 1640 à 800000 en 1693, puis 1 100000 en 1721) et la disposition des habitations sur des zones restreintes sont alors chose commune. De plus, les matériaux de construction (bois et papier) sont à haut risque et se transforment aisément en combustible pour le feu. La délinquance qui sévit à Edo explique également l'existence des feux : les incendiaires mettent couramment le feu (un jour de vent, de préférence) à des habitations puis profitent de la panique ambiante pour commettre leurs larcins. Parfois, le sinistre nait d'un domestique qui veut tout simplement se venger de son maitre. Certains commerçants mettent volontairement le feu chez leurs concurrents. Les enfants, eux aussi, jouent dangereusement. Et les pompiers, eux-mêmes de propager parfois l'incendie pour le plaisir, de faire étalage de leurs compétences de lutte contre l'incendie...Les incendiaires arrêtés sont alors exhibés dans les rues avant d'être...brûlés vifs ! Des mesures préventives sont peu à peu organisées : au début de l'époque Edo, la priorité est, par jour de grand vent, la protection du shogun et de son château. Et Tokugawa Yoshimune, 8è Shogun, d'élargir les mesures de prévention des incendies pour couvrir toute la ville d'Edo dans le cadre des réformes Kyoho. On assiste à l'apparition de pompiers-samourais chargés de détruire les maisons en feu afin de protéger les autres de l'incendie. Puis, une pompe à eau actionnée manuellement est créée mais le manque d'approvisionnement en eau ne permet pas d'en tirer grande efficacité.
Edo connut un incroyable essor grâce à l'explosion de sa population lors de la première moitié du XVIIIè siècle. Et comptait alors parmi les plus grandes villes du monde. Ce gigantesque marché naissant était en étroite relation avec une autre ville, Osaka. Osaka était alors connue comme la « cuisine du pays », car on y trouvait toutes sortes de produits et en quantités importantes. La deuxième partie de notre exposition s'intéresse ainsi à la vie des habitants de la capitale. Ces derniers ne détestent pas partir en villégiature dans les montagnes porches ou le long des cours d'eau pour prendre un peu de repos tout en admirant le paysage. A la même époque, nait le théâtre kabuki. Cette forme épique de théâtre japonais traditionnel est centrée sur un jeu d'acteur spectaculaire et codifiée. Les acteurs sont abondamment maquillés tandis que les décors sont nombreux. L'origine de ce théâtre remonte à 1603, à l'époque des spectacles religieux d'une prêtresse nommée Okuni. Une séquence la représentait alors déguisée en homme occupé à prendre du bon temps dans un quartier de plaisirs. Ces spectacles choquants pour l'époque furent rapidement interdits. Plus tard, ils réapparurent sous la forme de divertissements donnés par des prostituées dans le lit asséché des rivières. Le premier théâtre de kabuki sera fondé à Edo en 1624 dans un quartier recouvrant aujourd'hui Nihonbashi et Kyobashi, par Saruwaka Kanzaburo. Un tambour était alors placé en haut d'une tour au-dessus du théâtre et attirait les clients. Mais ces représentations prendront fin avec le cantonnement des prostituées dans certains quartiers à partir de 1629, sur décision du shogunat Tokugawa. Déjà, en 1612, ce kabuki de femmes avait vu l'émergence d'un théâtre d'hommes afin d'éviter les troubles publics. Ces théâtres connurent un important essor après l'interdiction des troupes de femmes, d'autant plus que les jeunes garçons pouvaient jouer les rôles féminins à s'y méprendre. La danse fut ainsi délaissée au profit de postures mettant en valeur le physique des acteurs. Des bagarres lors des représentations (pour s'assurer les faveurs des acteurs en vue) aboutirent bientôt à l'interdiction des représentations des plus jeunes interprètes en 1642, pour n'autoriser que les kabukis d'hommes mûrs dès 1653. Ce nouveau kabuki, appelé Yaro kabuki, subit un changement radical vers une haute sophistication et une stylisation de jeu. C'est à cette époque qu'on assista à l'apparition de deux styles de jeux importants : le style « rude » (aragato) créé par Ichikawa Danjuro et le style « souple » (wagoto) créé par Sakata Tojuro. La période Genroku (de 1673 à 1735) fut celle de la véritable constitution du kabuki. On trouvait alors à Edo quatre théâtres : le Saruwaka-za, l'Ichimura-za à Ningyocho, le Morita-za (le plus connu) et le Yamamura-za. Ces deux deniers théâtres se trouvaient à Kobikicho. Mais ces théâtres connurent des rebondissements comme en 1714, avec le scandale Ejima-Ikushima impliquant Ejima, une dame de haut-rang de l'Ooku, le harem du Shogun du château d'Edo, et l'acteur Ikushima Shingoro. Le théâtre Yamamura-za fut alors détruit et plus de mille personnes furent punies. C'est Ichikawa Danjuro qui sauvera le kabuki en réorganisant les théâtres et en supprimant les séances tardives. Il mettra aussi en place deux éléments essentiels du style aragoto, la pose (arrêt du mouvement de l'acteur) et le maquillage (permettant d'indiquer visuellement le type de personnage représenté tout en accentuant les expressions du visage).On observera malgré tout un déclin du kabuki à partir de la deuxième moitié du XVIIIè siècle. Il sera alors supplanté par le bunraku auprès des classes populaires.
Notre exposition aborde également le Japonisme, symbole de l'influence de la civilisation et de l'art japonais sur les artistes et écrivains, d'abord français, puis occidentaux. Dans le dernier quart du XIXè siècle, l'ukiyo-e deviendra ainsi une nouvelle source d'inspiration pour les peintres impressionnistes européens puis pour les artistes Art nouveau. C'est Philippe Burty qui donnera pour la première fois le nom de japonisme à ce mouvement, lors d'une série d'articles publiés en 1872 pour la revue Renaissance littéraire et artistique. Vers le milieu du XVIIIè, quelques objets japonais, céramiques et laques, parvinrent en Europe. La reine Marie-Antoinette se constituera ainsi une première collection de laques japonaises. L'ouverture du Japon sur le monde extérieur, à partir de 1868, grâce à l'ère Meiji, facilitera le développement du japonisme via les collectionneurs. En 1856, Félix Bracquemond deviendra le premier artiste européen à copier des artistes japonais, en reproduisant les figures animales de la Manga d'Hokusai, sur un service de porcelaine réalisé pour Eugène Rousseau. Et l'art nippon d'être apprécié à grande échelle. Collectionneurs et critiques d'art partent au Japon dans les années 1870-1880 et contribuent à la diffusion d'oeuvre japonaises en Europe, et surtout en France, à tel point que l'Exposition Universelle de Paris de 1878 présentera de nombreuses œuvres japonaises des collections Bing, Burty et Guimet. Lors des expositions universelles suivantes (de 1889 et de 1900), le Japon sera très présent à la fois par l'architecture, les estampes et les céramiques. Des œuvres nippones font ainsi leur entrée au Musée du Louvre en 1892, tandis qu'Hayashi Tadamasa réussit l'exploit de faire venir de très grandes œuvres du Japon avec l'accord de l'empereur Meiji qui proposera même quelques-unes de ses œuvres personnelles. Les principaux artistes japonais qui influencèrent les artistes européens s'appelleront Hokusai, Hiroshige et Utamaro. Artistes peu reconnus dans leur propre pays car considérés comme produisant un art trop léger et populaire pour les élites japonaises de l'époque. Le japonisme contribua donc à sauver des œuvres vouées à la disparition tout en permettant de développer une voie nouvelle de l'art nippon. En littérature et en poésie, les auteurs français du XIXè siècle éprouveront le besoin de se tourner vers l'orientalisme puis le japonisme. Des auteurs comme Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé ou Victor Hugo s'inspireront de cette sensibilité et esthétique nouvelles. D'autres comme Marcel Proust, Edmond de Goncourt ou Emile Zola évoqueront dans leurs écrits les arts et et l'esprit japonais. Côté musique, Maurice Delage fut l'un des tous premiers musiciens à se consacrer entièrement à la poésie japonaise. Georges Migot, lui, composera Sept petites images du Japon, pour chant et piano, à partir de poèmes tirés d'une anthologie des poètes classiques.
Edo connut des hauts et des bas dans ses relations avec les pays étrangers. Celle-ci connut d'abord des relations limitées avec la Chine et la Hollande. Avant que le pouvoir n'interdise complètement les relations avec les étrangers, exception faite de quelques ports comme Nagasaki par exemple. L'histoire de ce port fut presque entièrement construite par des étrangers. Ce sont les Portugais qui en firent une ville portuaire dès le XVIè siècle. Sous la période Tokugawa, la persécution des Chrétiens y fut vive avant que la ville ne soit rouverte après la restauration Meiji. Lors de l'époque Edo (ou période Tokugawa), il était interdit d'importer des livres étrangers dans le pays. Il faudra attendre la moitié du XVIIIè pour que cette interdiction soit levée. Des écrivains comme Hiraga Gennai ou Sugita Genpaku lisaient des ouvrages en langue hollandaise alors qu'ils tentaient de poursuivre leurs études occidentales pour faire de nouvelles découvertes et améliorer leurs connaissances. Pharmacologue japonais de la période Edo, Hiraga Gennai était issu d'une famille de samouraïs de bas-rang. Etudiant les herbes médicinales à Osaka, il se rendra à Edo en 1757, d'où il étudiera aussi les techniques occidentales de peinture et de céramique. A la suite de l'acquisition de nouvelles connaissances en astronomie, des hommes comme Ino Tadataka, parcourra le pays à pied afin de tracer la première carte détaillée du Japon. Sugita Genpaku, lui, rassemblera une équipe d'érudits japonais afin de traduire un livre hollandais d'anatomie. Il découvrira aussi après une autopsie que les schémas occidentaux des organes humains étaient bien plus précis que dans les manuels chinois. Bientôt, les premiers dictionnaires nippo-hollandais feront leur apparition. D'autres inventions font leur apparition : les premières techniques de fabrication de papier vinrent de Chine vers le VIIè siècle. Depuis, le Japon avait seulement amélioré la qualité de son papier, mais aussi démultiplié son usage, au point d'impressionner les premiers visiteurs occidentaux du XIXè siècle.
En 1868, la restauration Meiji met un terme au shogunat. Et Mutsuhito, l'empereur Meiji, de régner sur le pays depuis Tokyo, mettant en œuvre l'ère du gouvernement éclairé (l'équivalent de la période des Lumières en Europe). Cette période de réformes radicales permettra au pays de sortir de son isolationnisme instauré par la famille des Tokugawa, puis de se tourner vers l'Occident, de s'industrialiser et de transformer son système socio-économique. Mutsuhito supprimera alors le shogunat, créera un parlement élu et une constitution. Il abolira les castes, distribuera les terres aux paysans, rendra l'éducation obligatoire et enverra des étudiants dans les universités occidentales. Les samouraïs seront intégrés dans l'armée nationale, armée encadrée par les Prussiens. L'économie sera copiée sur le modèle anglais et s'appuiera sur l'industrie et le commerce intérieur, sous l'impulsion du capitalisme. A Tokyo, on bâtit des bâtiments avec façades de briques le long des rues du quartier de Ginza. Le quartier d'Asakusa, ancien quartier des plaisirs, s'urbanise alors. Autrefois, le principal moyen de transport dans la capitale était le palanquin. Bientôt, rickshaws, locomotives à vapeur et autos font leur apparition. La vie des Tokyoites, elle aussi, se transforme. De nouvelles populations et de nouvelles richesses arrivent à Tokyo. La culture moderne y apparaît pour la première fois. Des grands magasins comme Mitsukoshi, ou Matsuya vendent de nouvelles marchandises et les jeunes générations dès 1912 sont surnommées les mobo (garçons modernes) et moga (filles modernes). Les femmes commencent à s'insérer dans la vie active. L'exposition présente des vitrines décrivant les styles de vie et la vie culturelle de cette époque.
Terminons cette visite par les souffrances de la capitale nippone, dont deux en particulier : le tremblement de terre de 1923 et les bombardements américains de 1945. Le 1er septembre 1923, le grand séisme de Kanto dévaste la plaine du même nom à 11h58. On estime alors ce séisme à une magnitude de 7,9 sur l'échelle de Richter. La tectonique de la région est complexe avec quatre plaques tectoniques (plaque pacifique, plaque philippine, plaque eurasienne et plaque nord-américaine) et deux jonctions triples à moins de 200 km de distance l'une de l'autre. Un rapport officiel de 1926 fait état de 580 397 bâtiments détruits et de 141720 morts (certains évoquent le nombre de 400000!). Le feu à Tokyo n'a pas pu être contrôlé et beaucoup de victimes furent tuées par le mouvement de panique générale, mais aussi par les 88 incendies qui affectèrent la capitale, feux rapidement propagés par un typhon qui déferla sur la région au même moment. Par manque d'eau, deux jours furent nécessaires pour venir à bout des incendies. Les dommages, qui laissèrent près de deux millions de sans-abris, furent évalués à un milliard de dollars américains. Le chaos et la panique créés par ce tremblement de terre apportèrent de fausses rumeurs comme, par exemple, l'annihilation de Tokyo, l'enfoncement dans la mer de toute la plaine du Kanto, la destruction de l'archipel d'Izu ou l'apparition d'un immense tsunami. Les Coréens furent mêmes accusés de tous les maux. Et le Ministère de l'intérieur de déclarer la loi martiale pour maintenir l'ordre et la sécurité.
Les bombardements américains furent la seconde plus grande calamité de la capitale : en février et en mars 1945, ces bombardements firent plus de 100000 victimes. L'ennemi avait en effet utilisé des bombes incendiaires de nuit sur des bâtiments (dont des habitations construites en bois) qui ne disposaient pas de caves pour se réfugier. Lors de la seconde guerre mondiale, le bombardement stratégique, sans valeur militaire directe, était devenu la norme et Tokyo, en tant que capitale économique et politique, était la cible idéale pour plusieurs de ces raids. Ce furent 147000 tonnes de bombes qui atteignirent le Japon (dont 90% étaient américaines). Le raid qui eut lieu la nuit du 9 au 10 mars 1945 sur Tokyo fut le plus meurtrier. Cette nuit-là, 334 B-29 larguèrent 1700 tonnes de bombes, détruisant trente km2 et causant plus de 100000 victimes dans la tempête de feu qui en résulta. Un troisième raid aura lieu sur la capitale le 26 mai de la même année. Au final, cette campagne de bombardements détruisit une grande partie de la vieille ville de Tokyo (soit 51%).
INFOS PRATIQUES :
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Exposition « Explore!Experience ! Edo-Tokyo », jusqu'au 8 mars 2015, au Musée Tokyo Metropolitan Edo-Tokyo, 1-4-1 Yokoami, à Tokyo. Tel : (+81) 3 3626 9974. Entrée : 300 yens. Ouvert tous les jours (sauf le lundi) de 9h30 à 17h30. Prise de photos autorisée. Pour vous y rendre: emprunter la JR Sobu Line, descendre à la station Ryogoku, emprunter la sortie ouest puis marcher trois minutes. Site internet : http://www.edo-tokyo-museum.or.jp/english/