Samedi 27 février 2016
Je vais aujourd’hui vous emmener dans la ville-étape la plus déconcertante que je connaisse : Chiryu-juku. Mon train entre en gare après une demi-heure de voyage depuis Toyohashi et je m'attends à trouver sur place un bureau de tourisme. Grave erreur, car Chiryu est une petite ville située dans le district de Mikawa, en plein milieu de la campagne, et on n'est manifestement pas préparé à accueillir des touristes étrangers. Je serai d'ailleurs le seul « visage pâle » sur place, livré à moi-même avec, pour toute aide, un plan écrit en japonais avec juste quelques noms de sites mentionnés en anglais. A la sortie de la gare, je demande mon chemin mais on me confirme bien qu'il n'existe aucun office du tourisme à proximité. Me voilà bien. Je me rends au « Koban » (petit commissariat de police) mais un message indique que les policiers sont actuellement en patrouille.
Heureusement, les habitants sont accueillants et toujours prêts à aider le visiteur que je suis. Je m'en sortirai finalement à l'aide de mon seul plan. Dans ces moments-là, mieux vaut avoir un solide sens de l'orientation. Je décide tout bonnement de suivre la portion de route du Tokaido qui traverse la ville. Elle me conduira ainsi au sanctuaire de Chiryu (en photo ci-dessous), le sanctuaire le plus réputé de la région de Mikawa, dit-on, avec sa pagode à deux étages (deuxième photo). Il est vrai que l'endroit est agréable, tout juste à deux pas du parc de la ville. Ce sanctuaire fut érigé sous la période Muromachi et a depuis été classé comme monument culturel important. La pagode, elle, fut un temps menacée, lors de la séparation du shintoïsme et du bouddhisme (shinbutsu bunri) qui survint lors de la création du gouvernement Meiji, mais de bonnes âmes prirent soin de retirer les ornements du toit de la pagode et de changer de nom en l'appelant Chiryu Bunko. Désormais, le sanctuaire rassemble ses pèlerins lors de sa fête annuelle qui a lieu les 2 et 3 mai et qui donne lieu au défilé des cinq chars le représentant, en plein centre-ville. Ces chars mesurent sept mètres de haut et pèsent jusqu'à cinq tonnes. Lors du festival de théâtre Bunraku, ou de la fête des poupées karakuri, les mêmes chars accueillent des petits spectacles qui réjouissent le public venu nombreux pour admirer le défilé.
En revenant sur mes pas, je m'arrête devant l'emplacement qui fut celui de l'ancien château de Chiryu. Il y avait en effet deux châteaux dans cette ville : le château de Chiryu et celui de Sigehara. Nous nous trouvons dans l'ancienne province de Mikawa, mentionnée pour la première fois en l'an 645. L'emplacement de la capitale de cette province est incertain mais des recherches archéologiques tendraient à prouver qu'il s'agirait de la zone immédiatement autour de l'actuelle ville de Toyokawa. Durant la période Heian, la province sera divisée en plusieurs manoirs (shoen) contrôlés par des samouraïs locaux. Sous l'ère Kamakura, elle passera sous l'autorité d'Adachi Morinaga, puis du clan Ashikaga, avant qu'un autre clan, celui d'Isshiki ne la reprenne sous son autorité durant la période Muromachi. Et la province de Mikawa d'être à nouveau morcelée pendant la période Sengoku, tout en restant sous la domination du clan Matsudaira. Elle sera partiellement rattachée à des domaines féodaux après la prise de pouvoir du shogunat Tokugawa. Et Mikawa, de devenir l'unique province du pays à pouvoir produire de la poudre à canon sous l'ère Edo. De là naitra une future industrie pyrotechnique. En juin 1871, le gouvernement Meiji transformera tous ces domaines en préfectures, portant un coup fatal au système des Han.
Chiryu, elle, apparaît pour la première fois sur des documents durant la période Nara. Mais l'endroit prospérera surtout sous l'ère Edo, en tant que ville-étape de la route du Tokaido. Déjà, à l'époque, la ville était célèbre pour son marché aux chevaux qui avait lieu chaque année, de la fin avril à début mai. Une partie de la ville actuelle était alors sous le contrôle du domaine Kariya, un han féodal du shogunat de Ieyasu Tokugawa. Ce domaine faisait partie des biens de la famille de Ieyasu , du côté maternel, sous la période Sengoku et c'est Mizuno Tadamasa, le grand-père de Ieyasu qui avait érigé le château de Kariya. Après la restauration Meiji, Chiryu fut créée au sein du district de Hekikai, le 1er octobre 1889. Depuis, la ville possède essentiellement une industrie automobile.
Chiryu-shuku était jadis la 39 ème station de la route du Tokaido, et la plus occidentale de la province de Mikawa. Nous l'avons vu, l'endroit était réputé pour son joli sanctuaire et pour son marché équestre florissant qui se tenait chaque année. Le cheval, en dehors de sa dimension symbolique et cultuelle très présente au Japon, fait encore de nos jours l'objet d'un important élevage pour les courses de galop. Le yabusame, forme de tir à l'arc à cheval, que j'ai déjà eu l'occasion de détailler ici dans un autre article, perdure toujours et est directement issu de la tradition équestre japonaise. Le pays ne possède pas de populations équines préhistoriques. Ce sont les tribus coréennes qui introduisirent pour la première fois l'animal au Japon durant l'Antiquité. Et le cheval d'avoir acquis un statut d'animal noble par excellence au Moyen-Age même si le Japon privilégiera la voie de l'arc plutôt que la cavalerie. Des sources documentaires du XVI ème siècle rapportent que les cavaliers japonais avaient l'habitude de se mettre en selle par la droite (à l'inverse des Occidentaux) et faire rentrer le cheval à l'écurie à reculons (à l'inverse, là aussi, des Occidentaux, qui le font rentrer la tête la première). Les premières courses occidentales hippiques seront quant à elles introduites dans le pays vers 1860 dans la région de Yokohama. Les montures japonaises n'étant pas élevées pour la vitesse, certains chevaux furent importés de Shanghaï et d'autres régions de Chine. Du côté culturel, les temples shinto ont toujours fait appel à des animaux, représentés artistiquement ou même vivants. Le cheval est le plus fréquent puisque la tradition voulait qu'il soit offert aux temples shinto. Et certains chevaux cultuels de perdurer, qu'ils appartiennent à un temple ou qu'ils lui soient prêté. Cet animal fait l'objet d'une dévotion respectueuse, à travers notamment des offrandes d'avoine et de carottes. Il est également reconnu pour être le plus apte à recueillir les confessions des péchés grâce à ses grandes oreilles. Les kamis sont aussi censés se déplacer à cheval et le folklore nippon rapporte plusieurs histoires qui mettent en scène des chevaux missionnés, pour, par exemple, apporter la pluie ou...le beau temps. Dans la perception symbolique japonaise, le cheval est enfin considéré comme un animal viril associé au dieu Susanoo, et est d'ailleurs présent parmi les douze animaux du calendrier local, associé à ce dieu.
La ville de Chiryu est si étendue qu'il me faudra reprendre un train pour me rendre au temple Muryoju-ji (ci-dessus), principal temple de Meisho Yatsuhashi, de la secte Rinzaï. Rappelons que l'école rinzaï est l'une des trois écoles du bouddhisme zen japonais avec Soto et Obaku. Elle est issue de l'école chinoise Linji, fondée par Linji Yixuan, sous la dynastie Tang. Elle comporte actuellement quinze branches dont chacune est dirigée par un monastère ou un temple principal. Le temple Muryojo-ji, lui, fut érigé en l'an 704 (première année Keiun) sous l'ère Nara. On l'appelait alors Keiunji et il prospéra à l'époque en tant que temple de la secte Shingon. C'est en 902 qu'il prit le nom de Muryojuji sur la montagne Yatsuhashi, et changea de place pour l'occasion. Le jardin Yatsuhashi Kakitsubata qui se trouve à côté du temple est remarquable à la fois pour son jardin d'eau et ses iris à oreille de lapin (ci-dessous), et ce, depuis la période Heian. C'est à cet endroit qu'Ariwara no Narihira rédigea le poème suivant d'après les contes d'Ise (en utilisant les cinq premières lettres de Ka-Ki-Tsu-Ba-Ta) : Karakoromo Kitsutsu narenishi TSUma shi areba Harubaru kinuru Tabi wo shi zo omou. Notre homme était un aristocrate japonais du début de l'époque Heian et un poète de waka, choisi parmi les six génies de la poésie et les 36 grands poètes. Cinquième fils du Prince Abo, il était aussi le fils de l'empereur Heizei. Sa mère fut la princesse Ito, la fille de l'empereur Kanmu. Malgré sa descendance impériale, Ariwara no Narihira n'obtiendra jamais de rang de cour élevé ni de poste important. On pense que cette disgrâce serait liée à un scandale le liant à Fujiwara no Takaiko, une concubine impériale. Il n'empêche qu'il laissera de nombreux poèmes regroupés dans un recueil privé, le Recueil de Narihira. A noter que le Kikatsubata (iris) est la fleur qui représente à la fois la Préfecture d'Aichi et la ville de Chiryu. Un festival se tient chaque année à partir de la fin avril dans les jardins du temple Muryojuji pour célébrer l'iris.
Lorsque Chiryu shuku fut créée, Ieyasu Tokugawa ordonna que la station plante des pins rouges du Japon le long de la route, avant et après la ville. L'estampe d'Hiroshige, outre les chevaux, montre l'un de ces pins. Au cours de ma promenade, je trouverai aussi le mien (deuxième photo) qui a cette particularité de posséder des racines montantes. Intéressant, n'est-ce pas ?
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